C’est un immense pavé d’économie de quelque 900 pages, truffé de chiffres et de tableaux. Or, et la chose en étonne plus d’un en ce moment, cet austère ouvrage est devenu un immense best-seller, notamment aux États-Unis.
Je parle bien entendu de ce Capital au XXIe siècle, du Français Thomas Piketty, un livre aussi populaire que controversé. Par exemple, si la gauche y voit la confirmation de certaines de ses thèses les plus importantes, les conservateurs économiques, eux, voient en Piketty un dangereux socialiste, ou pire encore, un marxiste (voyez seulement le titre du livre, dira-t-on…). L’ouvrage est riche, complexe, et j’encourage tout le monde à le lire – je ne l’ai pas encore fini…
Piketty veut en tout cas rendre compte d’une réalité que beaucoup – sinon tous – tiennent pour indéniable: l’accroissement des inégalités, qui est pour plusieurs extrêmement préoccupant en raison des lourdes menaces qu’il fait peser sur la vie démocratique.
Réduite à sa plus simple expression, la thèse qu’il avance est que depuis des décennies r > g, par quoi il faut comprendre que le taux de rendement du capital (r) est supérieur à celui de la croissance de l’économie (g). Il montre notamment que les trente glorieuses de la redistribution de la richesse et de la constitution d’une véritable classe moyenne sont une exception, une sorte d’accident rendu possible entre autres par les effets des terribles deux guerres qui les ont précédées.
L’ouvrage décrit donc certaines des dramatiques conséquences qui s’ensuivent de cette simple équation (r > g) et ce qui se produira si elle continue de se vérifier.
Cette thèse a bien entendu une dimension empirique et suscite pour cela des débats; mais elle a aussi une dimension normative. Or, sur ce plan, je pense qu’il y a de convaincantes raisons, déjà évoquées par Aristote, pour soutenir que la démocratie ne peut tolérer de trop grandes inégalités: si vous avez de telles inégalités, il vient un moment où, à proportion, vous n’avez plus de substantielle démocratie, puisque celle-ci suppose que des gens échangent, se rencontrent, ont des liens et des intérêts communs qui les unissent. Une véritable égalité des chances devrait, en démocratie, produire une certaine égalité des conditions.
Piketty, un peu comme un nouveau Keynes, propose des solutions qui permettraient de sauver nos systèmes sociaux, nos démocraties et le capitalisme lui-même, tous gravement menacés par ce fameux r > g: par exemple, taxer le capital, imposer fortement les salaires très élevés et les héritages. Il en appelle, en somme, à un nouveau pacte fiscal, financier et démocratique, aux plans national et international.
À mes yeux, cette analyse frappe juste et le succès du livre tient peut-être aussi en partie au fait que les phénomènes qu’il décrit sont observables par tant de gens, et sur qui ils ont parfois de douloureux effets.
Piketty est en outre, après bien d’autres mais avec la légitimité de l’économiste, un peu ce proverbial canari de la raison dans la mine capitaliste. Cet oiseau nous dit que nous ne pouvons plus continuer comme cela et qu’il va falloir rapidement opérer de grands changements. Je l’avoue: au loin, j’entends aussi l’oiseau assurer que nos arrière-petits-enfants nous en voudront terriblement de leur avoir légué une planète où il est devenu si difficile pour eux et elles de mener une vie décente.
Piketty le sait: ces changements ne se feront pas tout seuls. Ils supposent en effet une importante mobilisation et exigent impérativement des actions fortes et concertées qui rencontreront des résistances. Résistances de ceux et celles qui tiennent à ce que les processus politiques, juridiques et médiatiques soient désormais en très grande partie contrôlés par ou au bénéfice de ceux-là mêmes qui profitent de ce que r > g. Nul besoin d’aller plus loin qu’Ottawa ou que Québec pour en convenir.
On peut, par exemple, et sans que les gens s’écroulent de rire autour de soi, assurer avoir convoqué des «experts» qui confirment – ô miracle – ce que nous pensons depuis toujours, c’est-à-dire que nous devons, sous peine de devoir démanteler nos services publics, ou bien augmenter déraisonnablement les taxes et impôts, ou bien procéder à des coupes draconiennes dans ces services.
Ce véritable cas d’école de propagande et de manipulation de l’opinion, préparé, il est vrai, par des décennies de décervelage, omet pourtant soigneusement de rappeler qu’il existe de nombreuses avenues autres qui nous sortiraient de ce faux dilemme. C’est ainsi qu’outre les solutions que préconise Piketty, rien, sinon la volonté politique, n’empêche de procéder bientôt à la mise en place de quelques mesures simples pour s’attaquer aux paradis fiscaux qui permettraient d’atteindre le déficit zéro.
Le rapport qui défend cette option, une option que nos gouvernants, pour les raisons susdites, ne mettront pas en œuvre tant que le public ne l’y contraindra pas, est accessible ici: echecparadisfiscaux.ca.
Ce qui me rappelle cette autre caractéristique d’une véritable démocratie: c’est un régime politique où les pouvoirs craignent le peuple, parce que celui-ci est informé, vigilant et mobilisé.
Si l’on prête attentivement l’oreille, on entendra que le canari chante cela, aussi…
Piketty et ses supporters croient que l’orgie industrielle continuera d’une manière ou d’une autre et que les miracles technologiques permettront de continuer la croissance exponentielle illimitée (lire pillage systématique des ressources jusqu’à épuisement des stocks). Comme le dit James H. Kunstler (http://tinyurl.com/l4k63ln), sa vision est enfantine, idiote et carrément fausse, tout comme celle de ses protagonistes néocapitalistes de droite. Leur seule et unique différence est la façon dont les richesses (dilapidées) seront redistribuées.
Il faut repenser l’économie à partir du concept universel de l’énergie et des lois de la thermodynamique (http://tinyurl.com/m662pod) comme le propose l’économiste Gaël Giraud (http://tinyurl.com/k86xo62).
À ce sujet, je vous invite à lire le classique Les limites de la croissance de Meadows, L’effondrement des sociétés complexes de Tainter et le génial Thermodynamique de l’évolution de François Roddier. Pour des solutions concrètes : le Manuel de transition de la dépendance au pétrole à la résilience locale, de Rob Hopkins.
Pour un type qui prône finalement un retour à la terre, c’est assez comique qu’il affirme que ce la « vision » de Piketty soit enfantine, idiote et carrément fausse!!!
D’ailleurs Piketty n’a jamais fait la promotion de la consommation à l’outrance. Par contre, l’on ne peut pas nier que plus équité permet à plus de gens de consommer. Doit-on pour autant vivre le statut quo d’une société injuste parce qu’elle consomme moins?
Pour le reste, ce que vous conseillez est complémentaire à Piketty….
@Benton
Une retour à la terre…? Comment ça, on l’a déjà quittée? Je vous ferai remarquer que c’est la terre qui nous nourri, c’est d’elle qu’on tire l’air, l’eau, la vie… et les métaux, le pétrole, etc. Et c’est elle qu’on pollue de manière suicidaire comme le prouvent nombre d’études scientifiques qui paraissent chaque année depuis 40 ans.
Je me demande bien laquelle des visions est la plus enfantine entre une croissance exponentielle illimitée et une frugalité respectant les limites de la planète. Là dessus je m’en vais m’occuper de mes tomates, mais vous laisse avec ce texte des plus intéressant : http://richardheinberg.com/museletter-264-the-anthropocene-its-not-all-about-us
Le problème avec l’affirmation de Kunstler sur Piketty, c’est les suppositions de Piketty sur la surconsommation/surproduction…. n’ont jamais été supposé par Piketty!
Il est difficile de comprendre pourquoi Kunstler l’attaque ainsi, et des attaques souvent personnelle. Peut-être se voit-il en compétition d’idées avec Piketty! (Compétition, une comportement finalement très…. capitaliste!!!)
Piketty parle spécifiquement d’iniquité et de préservation de la démocratie et Kunstler affirme qu’il prône la surconsommation et le capitalisme!!!
Dans toute cette histoire, il est facile de voir qui est déconnecté de la réalité.
Avec un Philippe Couillard qui base sa politique sur l’équation r > g et un Stephen Harper qui change les règles électorales pour légaliser les magouilles électorales et décourager le monde de voter, la démocratie n’est pas prête a se porter mieux….
Je n’ai pas lu le livre Capital au XXIe siècle mais le met sur ma liste. Je vous avoue avoir été intrigué par : « Il (Piketty) montre notamment que les trente glorieuses de la redistribution de la richesse et de la constitution d’une véritable classe moyenne sont une exception, une sorte d’accident rendu possible entre autres par les effets des terribles deux guerres qui les ont précédées. ». C’est, je le pense aussi, une exception que j’ai exprimée à ma manière le 14 janvier dernier sur ce blogue :
« (…) je crois que ce ne sont ni la force d’âme des personnes ni leurs manches retroussées qui ont apporté la richesse des années 1955 à 1970 en Amérique. Cette manne découle d’une sale guerre. Les USA ont lancé deux bombes atomiques (sur Hiroshima et Nagasaki) tuant du coup des centaines de milliers de personnes (…), ce qui a saisi le reste de l’humanité, qui a abdiqué en se laissant piller par crainte de représailles.». En décrivant la chose ainsi, je ne souhaite aucunement suggérer une richesse basée sur la guerre, mais au contraire décrire un fait, même si ce genre de vérité en choque plusieurs.
La richesse collective commença à régresser significativement aux USA vers le début des années 70, car certains pays se procurèrent la bombe et d’autres dirigeants se sont dit qu’il serait improbable qu’elle soit utilisée. Par conséquent, la « globalisation », s’est accrue pour se retrouver au niveau actuel.
Pour en revenir à la formule r > g, les prémisses sont r pour rendement du capital « individuel » plus grand que g, la croissance économique d’un « groupe ou d’une société ». Le premier sépare l’individu des autres et le second est une vue d’ensemble, un peu comme l’esprit d’équipe. Si l’emphase est mise sur le profit individuel, il va de soi que celui du groupe s’amoindrit (car il faut profiter des forces du plus grand nombre de personnes possibles et, par la suite, les exploiter). La grande majorité des faits et statistiques sur l’écart des salaires depuis Friedman et les années 1980 sont tant d’exemples qui conduisent par induction vers une généralisation empirique et qui conclue à l’inégalité. La courbe de Gauss s’étire vers le haut et s’amincit sur les bords. Peu de gens très riches et beaucoup de gens avec moins de moyens. Afin d’atténuer les différences, la distribution de l’argent investit dans les paradis fiscaux est une excellente option.
Je ne crois pas qu’il faut mettre sur le dos de la guerre des des bombes atomiques la naissance des 30 glorieuses.
Seulement que le monde s’est dit au lendemain de la guerre (et de la crise économique) qu’il ne pouvait plus continuer comme cela et que plus équité était la voie à emprunter…
Seulement, cela a pris 30 ans à la finance et au pouvoir de l’argent de reprendre les rênes… et répéter les mêmes erreurs du passé….
C’est bien beau tout ça, mais qu’est-ce qui se passe quand g<0?