L’heure, comme chacun sait, est à l’austérité – pardon: à la rigueur et à la vérité, puisque c’est ainsi que parle désormais notre premier ministre.
Le contexte de l’appel à ces vertus est bien connu, mais soigneusement tu: plus de trente ans de «néolibéralisme», de coupes souvent draconiennes effectuées ci et là, de sabrage dans les services publics, dans les programmes sociaux, dans les régimes de retraite, dans les droits des travailleurs – tout cela appliqué simultanément avec un traitement préférentiel des plus riches et du capital – ont conduit les pays d’Europe, les États-Unis et le Canada à de formidables inégalités économiques et à une succession de crises dont il a bien fallu que le public tire d’affaire les banques et les institutions financières.
Mais il en faut plus aux Maîtres, et leurs serviteurs et complices s’affairent donc à mettre en place la «rigueur et la vérité», notamment pour faire payer au public, qu’il faut sans cesse mettre au pas, les déficits causés dans une importante mesure par leurs propres politiques.
On permettra au modeste chroniqueur de dire, sur un exemple, ce qu’il en est de cette rigueur et de cette vérité dans un domaine qu’il connaît bien puisque c’est le sien: l’éducation.
Flashback.
En 2011, le gouvernement Charest lance soudainement un vaste programme d’achat de 40 000 TBI, c’est-à-dire des tableaux blancs intelligents (on les appelle depuis interactifs, peut-être par souci de rigueur et de vérité…). Coût de l’aventure: 240 millions de dollars, ce qui n’est pas rien, ce qui est même un peu plus que les 200 millions de dollars de coupes qu’on s’apprête semble-t-il à imposer aux commissions scolaires.
Voyons donc, sur cet exemple, comment on a pratiqué la rigueur et respecté la vérité.
Un récent rapport de la firme Raymond Chabot Grant Thornton, dont Le Devoir a obtenu copie, confirme ce que soutenaient de nombreux observateurs, dont moi, depuis longtemps, à savoir que ce programme, littéralement, pue le scandale et le favoritisme.
Qu’on en juge: il n’y a eu que deux soumissionnaires, et le gagnant, Smart Technologies, avait pour lobbyiste un ancien membre du cabinet Charest; les TBI ont été payés 2800$ la pièce, soit… plus que leur valeur estimée! Et toute l’opération a manqué cruellement de préparation: on ne s’est pas préoccupé de ce que pensaient les enseignant.e.s, de la formation qu’il faut leur donner pour qu’ils puissent les utiliser avec profit, de l’entretien des bidules et j’en passe.
J’en passe, mais sans omettre une donnée fichtrement importante toutes les fois où il est question de vérité dans l’adoption de politiques publiques: que dit la recherche crédible sur la valeur éducationnelle de ces fameux TBI?
Eh bien, elle ne permet pas d’affirmer que de tels outils sont globalement bénéfiques pour l’apprentissage ou que cet important investissement est en lui-même une bonne idée pour le primaire ou le secondaire.
Elle dit encore que comme toutes les nouvelles technologies qui, en soi, ne sont pas des panacées, les TBI peuvent ou non être utiles pour apprendre – selon le contenu qu’ils permettent de présenter, la préparation des enseignant.e.s et les caractéristiques des élèves concernés.
Elle dit enfin que lorsque des études ont été menées à propos des TBI, notamment en Grande-Bretagne où on en avait acheté pour équiper de très nombreuses écoles, l’intérêt des enfants pour ces outils ne s‘est manifesté que très modestement. Et encore: à condition que leur utilisation soit réfléchie, préparée, et que les élèves aient un intérêt pour le contenu enseigné.
Ce sont là des vérités qui dérangent quand on veut dépenser des fortunes de fonds publics pour plaire à des petits amis: c’est peut-être pour cette raison qu’on choisit, rigoureusement, de les ignorer…
Résumons. On a dépensé des sommes considérables dans une aventure qui n’en valait pas le coût, ce que nous aurions pu savoir dès le début. Pire: on a ensuite (en 2013) réalisé une recherche (nouvelles dépenses) pour apprendre que les TBI étaient une mauvaise utilisation des fonds publics en éducation, ce qu’on savait déjà! Puis, on a commandé (encore des dépenses) une étude à une firme comptable pour apprendre de nouveau que tout ceci est scandaleux.
Voilà pour la rigueur, voilà pour la vérité – telles que la pratiquent ceux-là mêmes qui nous la prêchent en ce moment.
Vous voulez mon avis? Il aurait mieux valu consulter un ou une philosophe. Ça ne coûte que le prix d’un livre et c’est même gratuit si vous empruntez le livre d’un service public appelé bibliothèque – profitez-en tant qu’il en reste.
Hannah Arendt, par exemple, vous aurait sérieusement mis en garde contre ce qu’elle appelle le «pathos de la nouveauté» en éducation, cette idée que l’éducation doit sans cesse se renouveler et s’adapter à toutes les transformations du monde: ce qui, dans le cas présent, prend la forme du «pathos de la nouveauté technologique», c’est-à-dire l’emballement pour cette technologie dont on attend, par pensée magique, qu’elle résoudra tous les problèmes de l’éducation, des problèmes qui ont ceci de particulier qu’ils ne peuvent pas se résoudre par de la technologie.
Pour le comprendre, il suffisait d’y penser.
Penser, il est vrai, met ici en jeu une conception de la rigueur et de la vérité bien différente de celle qui prévaut en ces hauts lieux où l’argent et les intérêts économiques des Maîtres parlent si fort qu’on n’y entend plus rien d’autre.
Et surtout pas la voix toute simple et nue d’une Hannah Arendt.
On aurait pu répondre aux demandes des enseignants plutôt que de leur imposer de nouvelles technologies inutiles.
Engager plus d’enseignants pour diviser les classes surchargées, pour donner des leçons de soutien scolaire pour les élèves en difficulté, etc…
En plus cela diminuerait le chômage et augmenterait les rentrées d’impôts, tiens…
On aurait pu en faire des choses avec ces 240 millions. Mais ils ont filé dans les poches d’une entreprise privée. L’éducation était bien le dernier souci de l’opération!
Certes, il fort possible que cette idée de TBI était plutôt malavisée. Et qu’elle ait résultée d’une décision mal fondée – quant à leur valeur ou utilité réelles – prise par des incompétents.
Mais, Monsieur Baillargeon, de n’y voir principalement que l’intérêt des «Maîtres» dans ce mauvais choix mine malheureusement la qualité de votre appréciation.
Cela entache l’objectivité de ce que vous exprimez. Auriez-vous opté pour qualifier autrement ceux qui auraient pu profiter d’une maladresse et d’une incompétence si manifeste que cela aurait assurément aidé à la crédibilité de votre désapprobation.
Hélas, votre dévolu pour l’appellation «Maîtres» ne pourra inciter que les déjà-convaincus à partager votre perspective. En en hérissant du même coup des tas d’autres. D’autres qui auraient pourtant pu adhérer à vos propos.
Il convient de toujours veiller à dire, ce que l’on estime devoir dire, en le disant de manière à rejoindre et à rallier plus loin que sa paroisse. Ce que vous faites le plus souvent, heureusement, mais pas cette fois.
Bonne journée, malgré tout!
(Oui je sais. Je suis un vieux fatigant. Et le temps qui passe n’arrange rien à mon affaire…)
Il est important de savoir appeler un chat, un chat.
Vous avez raison, Monsieur Pilote.
Effectivement, un incompétent est un incompétent.
Ce que j’ai clairement dit, il me semble…
De quels intérêts autres que celui des « Maîtres » et leurs sbires pourrait-il être question?, M. Perrier.
Et en quoi ça mine la qualité de l’interprétation du chroniqueur?
En politique, il y a rarement de l’incompétence mais beaucoup d’intérêts!
P.S.: On peut appeler un chat un chat, mais la nuit, tous les chats sont gris!
Il faut cesser de voir les outils technologiques comme une panacée et cesser aussi de les diaboliser. Les outils numériques, tout comme un cahier Canada, restera toujours un outil au service de l’enseignant et de l’enseignement.
But des TB: Mettre l’élève en action. Pour ce faire, il faut que le prof repense ses bons vieux cours magistraux pour créer des activités où le jeune est appelé à venir au tableau faire une démonstration de son savoir et de ses compétences. Pour ce faire, comme ce fut le cas avec la réforme, il faut que les profs soient formés, ce qui avait ENCORE été oublié par l’arrivée des TBI.
Le but des TBI est de créer de nouveaux contextes d’apprentissage pour les élèves, de dynamiser un enseignement sclérosé où les élèves s’ennuient. C’est une façon de forcer le prof à revoir ses façons de faire.
Je trouve qu’on présente trop – et l’auteur de ce billet aime insister souvent sur ce fait – que les technologies semble représenter une « mode ». C’est surtout une façon de forcer les enseignants à se remettre en question, alors que la connaissance devient de plus en plus disponible en ligne et alors que le monde du travail exige de nouvelles compétences informationnelles. Tous les profs ne sont pas des Normand Baillargeon qui font (presque) salle comble à chacune de ses conférences. L’art oratoire n’est pas donné à tous…et un coup de pouce technologique peut assurément venir contribuer à l’apprentissage des jeunes s’ils sont bien guidés en classe.
Monsieur Perrier, quand on connaît la propension passée, et semble-t-il, présente, des libéraux à remercier leurs amis (enveloppes brunes), on peut être en droit de penser qu’il y a plus que de la simple incompétence derrière de telles décisions….
Hélas, cette propension – que vous décriez si justement – n’est pas et n’a jamais été l’apanage exclusif d’une seule formation politique.
Et ça, vous le savez tout autant que moi et que plusieurs autres.
Merci pour votre commentaire, Monsieur Couture.
N’empêche M. Perrier que les libéraux ont l’amenés un cran plus haut en l’institutionnalisant!
Ce pathos de la nouveauté cache malheureusement très souvent du changement pour le changement et pas nécessairement pour le mieux. Si on gratte un peu, on trouve un gros lot derrière la bonne action.
Un ministère que je ne nommerai pas avait d’excellents téléphones qui fonctionnaient. Puis un jour, on est venu les remplacer par des téléphones VoIP par une compagnie qui a acheté Nortel. Ce sont des téléphones qu’on branchent sur un micro-ordinateur. Le fil entre le récepteur et le combiné est si court qu’il a fallu prendre l’ancien fil pour les adapter au nouveau combiné autrement le téléphone pend dans les airs ou il faut se courber pour parler. On ne peut pas composer d’une seule main; il faut tenir le téléphone avec l’autre main parce qu’il est léger : il recule quand on compose. De plus, les systèmes informatiques ont changés (plate-forme et micro-ordinateur) de sorte que tous les téléphones se réinitialisent tous les jours; nous perdons toute pré-programmation. Résultat, les employés utilisent leur cellulaires personnels. N’est-ce pas merveilleux ? Ah oui, des représentants sont venus un mois plus tard pour enlever les deux tiers des nouveaux téléphones car les coupures budgétaires exigent maintenant que le ratio soit d’un téléphone par neuf employés.
Parlant de vente à des amis, M. Jean Charest s’est départi de Vins en Vrac SAQ pour le vendre à un de ses amis de KRUGER. Kruger, dans le vins en vrac, on aura tout bu.
http://krugervs.com/fr/vin_vrac.aspx
Peu après l’annonce de ce programme, je faisais partie de ceux qui dénonçaient ce mirage technologique en indiquant plusieurs des écueils que cette promesse rencontrerait.
On n’écoute pas les profs. On est trop ringards, j’imagine…
Peut-être devrions-nous débuter par évaluer la qualité des profs? Chose qui semble quasi impossible vu la résistance féroce des grosses centrales syndicales.
Pourriez-vous nous expliquer comment évaluer des profs svp?
Si on se fie à la moyenne obtenue, les profs, sous la pression, vont majorer les notes.
Si on demande aux étudiants, quelle crédibilité peut-on accorder à ceux qui pour la plupart ne sont pas en mesure de faire l’adéquation entre leurs efforts et les résultats obtenus?
Nous attendons vos suggestions…
Certains États américains l’ont fait, évalué les professeurs.
Résultat: Nombreuses mise à pieds, masse salariale augmentée de 20% à 40% selon les États et moyenne générale augmentée de… 1%!!!
Le marketing carbure à la nouveauté, et si on transpose trop cette approche en éducation, on perd une qualité si essentielle, la vertu de la patience. La où le marketing de masse n’a pas le temps, l’éducation doit prendre le temps.
Le problème se pose lorsqu’on commence à réduire l’éducation comme étant une marchandise parmi d’autres, d’où les dérives du clientélisme où on a évacué les maîtres de plus en plus au profit des généralistes, pour satisfaire la clientèle. Vous connaissez les formules du genre : le client a toujours raison, l’élève est maître de ses apprentissages, etc., toutes ces formules sont dérivées dans l’approche marchande de l’éducation.
Et pour ce qui est des termes « rigueur et vérité », il faudra bien les remettre en contexte, car dans les faits, il s’agit davantage de novlangue que n’importe quoi d’autre.
Les choses commenceront à changer au niveau de la gouvernance mondiale lorsque les populations reconnaîtront le vrai problème, un monde politique ultra conservateur mis en place et instrumentalisé par le capital prédateur des grandes banques d’affaires spéculatives. De nos jours, c’est tout le système de crédit qui fait la loi et l’ordre dans le monde.
Les gouvernements devront s’éloigner des grandes banques d’affaires s’ils désirent reprendre la direction de l’équité et de la justice sociale. Vivement un retour de la régulation financière.
Il y a de fortes chances que les compétences technologiques apprises au primaire soient dépassées bien avant que l’élève ait son diplôme d’études secondaires.
Pourquoi ne pas faire de l’apprentissage de la technologie, le point central au dernier cycle de l’école secondaire? Ainsi, les jeunes développeraient des compétences technologiques qui pourraient être comparables aux technologies utilisées dans le monde du travail.
Bien sûr il y a moyen de se servir des outils et matériel pédagogique disponibles intelligemment au profit des élèves. Mais pendant que l’enseignant-e passe des heures à s’initier au matériel sophistiqué, il reste moins de temps pour le contenu et pour jauger les forces et faiblesses de sa classe.
Le meilleur prof que j’aie eu au secondaire s’acharnait à faire comprendre, ce qui a fait passer ma moyenne en maths de 53% à 94%…
Le meilleur prof que j’aie connu à l’université nous fascinait avec… une craie et un tableau. Un certain Baillargeon.
Des gens qui croient à la connaissance comme moyen d’émancipation. À mettre en fondement de la formation des enseignants!
Les « Maitres », question intéressante. Comme M. Perrier je pense que ces dérapages ne sont pas l’exclusivité d’une formation politique en particulier, on parle aujourd’hui des libéraux parce qu’ils ont été au pouvoir longtemps.
Les Maitres c’est un ensemble d’habitude formé par les politiciens et les corporations (pour ne pas dire le capitalistes ou les riches). Au Québec, les syndicats s’ajoutent. Et l’expérience nous montre que ces groupes défendent leurs propres intérêts et non pas nécessairement les intérêts communs. Il faudrait rapprocher ce texte d’une chronique de M. Baillargeon où il était question du « devoir » d’aller voter.
Est-ce qu’on vote pour que nos élus nous représentent ou bien, pour maintenir les Maitres au pouvoir? Si la plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu’il n’existe pas, la plus belle ruse de la démocratie et de vous persuader qu’elle vous représente !
Une habitude? Cela suggère une forme d’automatisme de la répétition, au point qu’un comportement pourrait être maintenu même quand il ne présente plus d’avantage réel. La systématique sujétion des institutions étatiques par ceux que Normand appelle les maîtres n’est pas un méchant tic nerveux dont un habile philosophe pour les guérir.
Je ne sais pas si vous avez été sur le site de Mermet récemment (La-bas.org).
Mermet a publié ce mois de mai un sujet intéressant sur le thème de la « vérité », avec pour invité Noam Chomski.
Je vous souhaite bonne écoute.
http://www.la-bas.org/article.php3?id_article=3010