Il y a eu une époque, pas si lointaine, durant laquelle s’est mis en place un idéal d’une société qui serait composée de personnes éduquées – ou pour mieux dire: éclairées, pour employer le langage de cette période justement appelée Les Lumières (le XVIIIe siècle).
Par philosophie, on entendait alors tout le savoir, et cela comprenait donc ce que nous appelons aujourd’hui les sciences sociales et les sciences naturelles. La phrase qui donne son titre à cette chronique, et qui doit se comprendre en ce sens, a été écrite par un des grands penseurs du Siècle des Lumières, Condorcet (1743-1794). Elle emprunte aujourd’hui au Canada, comme on va le voir, une désolante actualité.
Un idéal de démocratie délibérative éclairée
Pour les citoyens éduqués d’une véritable démocratie, accéder à une solide et crédible information scientifique est une chose essentielle. C’est qu’aujourd’hui, plus que jamais, d’innombrables questions de politiques publiques ne peuvent absolument pas être débattues sans l’accès à cette information, et aucune décision éclairée ne peut donc être prise sans l’indispensable apport de la science.
On ne peut bien entendu pas demander à tout le monde d’avoir une formation scientifique de pointe, et même les scientifiques, qui ont une telle formation, ne l’ont que dans le domaine dans lequel ils et elles travaillent. Comment, dans ces conditions, parvenir à cet idéal de personnes éduquées prenant des décisions éclairées dès lors que pour prendre ces décisions, comme c’est souvent le cas, il faut posséder de nombreuses connaissances scientifiques?
Les penseurs du Siècle des Lumières avaient une réponse à cette question.
Pour commencer, disaient-ils, il faut s’assurer que tout le monde possède une éducation (Condorcet préférait dire «instruction») scientifique de base qui permet de comprendre ce dont il s’agit quand on débat d’une question qui met en jeu des savoirs scientifiques. Il faut s’assurer que chacun sait ce qu’est la science, comment elle se fait et comment elle produit du savoir – ou pas. C’est là une lourde mais indispensable tâche qui revient à un système public d’éducation digne de ce nom.
Mais il faudra aussi que les scientifiques puissent dire à ce public éclairé ce qu’il doit savoir sur telle ou telle question pour en débattre. La science, à elle seule, ne peut bien entendu décréter les politiques publiques: mais son éclairage est indispensable pour les décider en toute lucidité.
Et c’est là, au Canada, que le bât blesse. Et fait terriblement mal…
Ce que nous apprend Evidence for Democracy
On le soupçonnait déjà, par toutes sortes d’indices graves que je ne peux détailler ici (fermetures de centres, de bibliothèques, contrôles des communications, abolition du questionnaire détaillé obligatoire du recensement, loi budgétaire omnibus C-38, retrait du Canada du protocole de Kyoto, abrogation de la Loi sur l’évaluation environnementale, etc.) [1], que les chercheur.e.s canadiens qui travaillent pour le gouvernement fédéral étaient muselés: on le sait désormais de manière aussi indubitable qu’on peut l’espérer.
Sous la bannière Evidence for Democracy (leur site est à: evidencefordemocracy.ca; je n’en ai, hélas, pas vu de version française…), des scientifiques qui sonnent l’alarme ont entre autres réalisé un sondage auprès des leurs pour connaître leurs perceptions sur les thèmes suivants: transparence de la communication; droit à la liberté d’expression; protection contre l’interférence politique; protection de sonneurs d’alarme.
Les résultats sont terrifiants et font même quelque peu et tristement penser à ces pratiques de musellement des scientifiques en URSS. Qu’on en juge à ces conclusions du sondage.
Les politiques gouvernementales relatives aux médias ne permettent pas une communication libre des scientifiques avec les journalistes; la liberté d’expression n’est pas protégée; sur une échelle de A à F, 85% des départements sondés ont une note de C ou moins; les pires (avec une note de F) sont l’Agence spatiale canadienne; Travaux publics et Services gouvernementaux Canada; Industrie Canada; Ressources naturelles Canada. Et si vous pensez que ces instances ont beaucoup à voir avec les politiques économiques du gouvernement, avec le non-respect de ses engagements en matière d’écologie, avec la suicidaire poursuite de notre dépendance au pétrole, vous ne vous trompez pas.
Et ce n’est pas tout. Ce sondage s’inspirait de celui qu’un groupe semblable aux États-Unis, Union of Concerned Scientists, a récemment mené. Eh bien, croyez-le ou non, pour tous les départements sondés, à part celui de la Défense, nous sommes, au Canada, pires que nos voisins du Sud.
Le rapport contient des recommandations qui méritent réflexion: mais rien ne sera fait tant que le public ne prendra pas position et ne réaffirmera pas son droit d’être éclairé par une information scientifique crédible et impartiale. Et il y a urgence.
C’est que, voyez-vous, à l’heure du réchauffement climatique, toute société qui n’est pas éclairée entre autres par des scientifiques est condamnée à être condamnée – et pas seulement elle.
Il est vrai que pour comprendre l’urgence de ce débat, l’importance de cet enjeu, il faut posséder un minimum d’éducation. Pardon: d’instruction, notamment scientifique. Ce qui me ramène tout naturellement à Condorcet et me fait me demander quelle proportion de gens, au Canada, sait ce que désigne l’expression «ppm»? À votre avis?
Et ce chiropraticien opposé à la théorie de l’évolution que les Conservateurs avaient en 2008 nommé ministre d’État à la Science et à la Technologie, vous pensez qu’il le sait, lui?
[1] Lire à ce sujet: TURNER, Chris, Science on coupe! Chercheurs muselés et aveuglement volontaire: bienvenue au Canada de Stephen Harper, Boréal, Montréal, 2014. Préface d’Yves Gingras; traduit de l’anglais par Hervé Juste.
En complément, ce texte de Jeanne Darwin: http://jeanneemard.wordpress.com/2014/10/18/les-museles/
« Par philosophie, on entendait alors tout le savoir, et cela comprenait donc ce que nous appelons aujourd’hui les sciences sociales et les sciences naturelles. »
Lors de la grève étudiante, certains parlaient de sciences « molles » par rapport aux sciences « fortes ». Paradoxalement, il semble que les sciences dites « molles » produisent des citoyens « forts » et que les sciences « fortes » produisent son lot de citoyens « mous »!!!
Il y a un peu de vrai dans cela. Cependant, il y a aussi des charlatans chez les philosophes et les scientifiques. Et puis, n’est pas charlatan qui voudrait, question de nature. Il y en aurait probablement moins, si les gens avaient l’aptitude et le désir honnête de mieux s’informer pour apprendre à se défendre plutôt que de s’en servir pour manipuler les autres.
Par contre, certains ont moins de moyens pour comprendre et s’informer, inaptitude entre autres, souvent parce qu’ils se sentent déborder par la vie. Parlons de ceux qui ont des aptitudes à mieux comprendre. Ils deviennent charlatans dans la mesure où, voulant défendre leurs intérêts individualistes, ils se servent égoïstement des connaissances pour manipuler les masses.
Beau texte Normand.
Et cet éclairage de l’esprit scientifique aurait intérêt à être étendu à plusieurs autres domaines et non seulement l’environnement.
Pour paraphraser une chanson de Bobby Lapointe, je dirai que l’obscurantisme et l’ignorantisme sont les deux mamelles de l’inquiétante imbécillité contemporaine. Il faut en discuter encore et encore…
JSB
Philosophes? Charlatans?
Bof…Une question: Est-ce que ce sont des humains?
Si oui, pas intéressé par aucun des deux.
C’est là qu’on est rendu.
« C’est là une lourde mais indispensable tâche qui revient à un système public d’éducation digne de ce nom. »
Ayant moi-même une maîtrise en physique, je suis à même de constater que le système d,éducation publique, devenu au fil du temps une immense garderie pour enfants et adolescents, en attente de formation « pour le privé », ne remplit plus ce rôle citoyen.
Je suis quotidiennement atterré par le manque de compréhension (comme M. Baillargeon, je fais la distinction avec les connaissances) scientifique. Et je rejoins aussi un autre de ses articles sur le courant anti-scientifique qui circule dans certains milieux qui fait qu’un spécialiste des théories du complot comme Éric Duhaime (pour n’en nommé qu’un parmi la foule des « faiseurs d’opinions » auto-proclamés spécialistes en tout, mais qui affiche un manque total de culture en tous les domaines) a plus de crédibilité à leurs yeux que l’ensemble de la communauté scientifique.
Ce qui explique sans doute, en partie, l’apathie de la population devant le musellement des scientifiques par le gouvernement. Trop peu de gens comprennent l’importance de ce qui se passe.
Et je suis aussi atterré par le manque d’esprit critique et d’incapacité à simplement vérifier les sources de certaines affirmations que plusieurs affichent. Je ne compte plus les courriels reposant sur des mensonges ou des canulars qui circulent et qu’il est pourtant facile de vérifier la fausseté (souvent démontrée depuis des années, ce qui n’empêchent pas ces courriels de circuler encore et encore) par une recherche sur des sites sérieux. Recherche qui n’exige souvent que moins d’une minute.
Et le recours systématique aux slogans, formules courtes, percutantes et ayant l’avantage de se dispenser de penser.
L’excellent livre de Normand Baillargeon (et ce n’est pas pur flagornerie de ma part), « Petit guide d’auto-défense intellectuelle », devrait être obligatoire dans toutes les classes au secondaire (ma fille en a bénéficié, justement pendant les élections, et les élèves s’amusaient à décortiquer les discours politiques pour identifier les différentes techniques de distraction, comme le « hareng fumé »)
Je me prend souvent à rêver à la création d’un mouvement qui aurait pour but de promouvoir et maximiser l’emprise que nous devrions avoir en tant que citoyens sur le politique et sur toutes les formes de décisions qui sont prisent dans la société. Je ne suis pourtant pas un modèle en tant qu’activiste. J’avoue avoir des sentiments plutôt ambivalents par rapport aux traditionels moyens de contestations que sont les manifs, les pétitions, les boycotages, etc… Il faudrait peut-être que je me penche un peu plus sur le sujet pour arriver à croire que ces moyens là sont vraiment efficaces, mais je dois confesser que l’impression du sentiment d’impuissance que celà me laisse l’emporte. En fait, je rêve à l’avènement de la démocratie directe, mais lorsqu’il m’arrive d’en discuter, le plus souvent, ç´est pour me faire rétorquer que ce n’est que de l’utopie. Alors je continue à me questionner et à m’étonner qu’on n’en soit toujours là où on en est. Bien sûr! Je suis grandement coupable aussi de ne rien faire. Peut-être que çà viendra. En attendant, je rêve que je ne suis pas seul à rêver.
Merci de ces bons mots et saluez bien votre fille de ma part.
Si je peux me permettre, et cela vaut pour les autres personnes qui partagent nos inquiétudes, lisez La Presse demain, mardi le 4 novembre, — j’y ai participé à un projet qui devrait faire jaser et qui concerne notamment sur la culture scientifique. On s’en reparle!
qui porte notamment sur, (et non: qui concerne notamment sur) : excusez là…
On ne peut plus espérer réaliser l’idéal de l’Honnête Homme, capable d’embrasser l’ensemble du savoir de son temps. Par ailleurs, ce savoir, en plus d’être de plus en plus fragmenté, échappe de plus en plus au contrôle des individus. Pourtant, la connaissance est un bien et une responsabilité collectifs. Comment en assurer la préservation et le développement au service de l’humanité? Nous avons besoin de la philosophie pour nous éclairer sur la manière dont les sciences se font et ce qui les distingue de la charlatanerie, mais aussi et surtout pour développer une véritable éthique de la connaissance. Cela ne signifie pas qu’il faille donner des cours de philo au secondaire, mais que nul ne puisse devenir maître ou maîtresse d’école sans être pénétré de ces préoccupations dans leur pratique quotidienne.
J’ai eu 79% au test de La Presse. D’après les moyennes obtenues, ça démontre (s’il y avait des doutes) que je suis un homme et que j’ai plus de 40 ans! Certaines questions demeurent très locales, la culture générale devrait inclure tout ce que tout citoyen disons occidental, devrait connaître.
Je ne partage pas nécessairement votre espoir que l’augmentation de la culture va augmenter la rationalité des prises de décision. Il est a été montré que plus la culture scientifique et développé plus on est capable de monter une argumentation complexe pour appuyer ses idées politiques sans égards à l’état de la science.
En partant, il y a deux signes qui devraien allumer une lumière chez les gens qu’une argumentation est foireuse: Une argumentation trop simple….ou trop complexe!
Très intéressant article. L’un des commentaires m’a permis de noter la référence de l’ouvrage de N. Baillargeon. J’espère qu’on peut le trouver en France; malheureusement l’éditeur n’était pas précisé (je refuse de me fournir en bouquins su Amazone).
Existe-t-il dans les écoles des initiatives telles que : la main à la pâte »? Initiée par le Prix Nobel Georges Charpak, elle se tient au mois d’Octobre au niveau des écoles primaires et du collège. Les profs de matières scientifiques les apprécient beaucoup. De même pour le concours Kangourou, en math.
Le refus de la science, dans la « France profonde », ne se fait pas explicitement au nom de raisons religieuses, mais au nom du « bon sens », de la « nature », d’une sorte de savoir de terroir et de sens des limites… c’est un des piliers de l’extrême-droite, aussi solide que ses idées raciste, même si on ly pense moins.
Soizic, Paris
Bonjour.
«« Les résultats sont terrifiants et font même quelque peu et tristement penser à ces pratiques de musellement des scientifiques en URSS. Qu’on en juge à ces conclusions du sondage.»»
Il est remarquable comment le néo-libéralisme reprend la « philosophie » du pire de la dictature-communiste ou dictature prolétarienne. Ce dernier vocable devait séduire la population engagée dans le mouvement révolutionnaire de l’époque.
Il promet le rêve américain….
Mais il n’en a été retenu que la dictature des nouveaux maîtres.
En fait, il ne s’agit que d’une vaste manipulation sous des vocables évocateurs de libération. Un piège qui c’est refermé sur le peuple par la suite.
Mais quand au néo-libéralisme, grâce au reengineering et sous la pression des techniques de management, il a repris des mots à haute teneur symbolique et psychologique qui ont pourtant été dénoncés par le libéralisme même, et pourtant reprit :
déportation devenu mobilité des travailleurs.
productivisme devenu productivité, efficience, produire plus avec moins…
collectivisme par travail d’équipe.
Pour ne retenir que ceux-ci. Corriger si ces rapprochements sont abusifs.
L’idée est que ce reengineering de mots tout en introduisant une dissonance cognitive (subtile) permet une manipulation plus efficace du sujet***. NOUS.
Prenons la question sous un autre angle.
La pensée unique du néo-libéralisme permet l’enfermement du sujet dans l’optique du nous n’avons pas le choix: il n’y a pas d’alternative. (le thatchérisme….)
Un travail de fond sur la population en général avec les techniques du management.
Ce travail doit aboutir au formatage identitaire qui semble bien réussir.
Je le résume ainsi:
Je suis une ressource disposable, mais si je gagne la course de l’employabilité je serai récompensé. Ceci, est-il ancré dans vos moeurs ?
Bien des baby boomers réalisent leur rêve en s’achetant un harley (compagnie appartenant aux hells par personne interposée) ou/et un bungalow sur le bord de mer équatorien. Comme quoi, le tourisme participe du nouveau colonialisme__qui ne dit son nom et légalisé__ à valeur ajoutée sous le pseudonyme: mondialisation.
De même, les institutions extra-territoriales de l’occident (BM, OMC, FMI…JPMorgan….) ont envahi le monde.
Tout ceci est possible par l’acte « politique ».
Et qui élisons-nous ?
Le questionnement est sans doute notre meilleure défense. Mais peut être notre meilleur système d’attaque si nous l’utilisons adéquatement et systématiquement.
Normalement, les manipulateurs s’éloignent des gens qui ont la « manie » du questionnement.
D’ailleurs, le questionnement est l’apanage des chercheurs, des créateurs, des philosophes et des enfants. Il semble que l’église veut le réintroduire !?!?
Notre éducation est encore à l’aire du conformisme, cet éteignoire du questionnement. L’enfant qui questionne devient vite dérengeant pour l’adulte qui l’a délaissé.
À ce sujet, il y avait une série sur l’enfant philosophe à canal savoir. Dommage, il semble que cette série ne sera plus au programme.
*** permet une manipulation plus efficace du sujet.
Aussi je conseille de lire le chapitre 1 du livre de Jean-marie Abgrall: tous manipulateurs tous manipulés.
Il démontre clairement la structure et le principe du conditionnement et de son corollaire le manipulateur. Avec la lecture de: les manipulateurs sont parmis nous. On fait le tourre de la question.
Sans doute que votre « Petit guide d’auto-défense intellectuelle » vient compléter le tout….un guide pratico-pratique.
Bien, il est utile de faire la critique, de dénoncer et surtout de bien démontrer les problématiques.
Mais, il demeure que nous sommes dans le domaine de la réaction, que nous glissions dans le sillage du néo-libéralisme (au demeurant le problème et ses auteurs sont de plus en plus identifiés, les figures apparaissent).
Mais nous sommes sous la coupe d’un « » méta-conformisme « » (travaillé dans le temps..), ou en d’autres mots : un conditionnement achevé ou une seconde nature, ou encore une habitude « invétérée ».
Bon, une métaphore: le poisson, c’est dans l’eau qu’on le fait bouillir.
Mais il faudrait penser à trouver des solutions, à en discuter, à en parler et à en faire la promotion un coup un consensus.
Je ne sais si vous avez vue ou souvenez du documentaire La PRISE et les Femmes de la Brukman.
Dans le documentaire, la question des solutions avaient été soulevée.
Sans solutions bien articulées, nous resterons stériles, et à coup sur la finance gagnera.
C’est à nous de voir.
Je termine avec cette question:
Quels sont les deux fondamentaux, desquels tout le reste dépend, sans eux, pas de société, pas de culture, pas de civilisation…..?
En passant, vous faites bien de faire la distinction entre éducation et instruction.