Prise de tête

Une des boîtes de Pandore du curriculum

Plusieurs voix viennent de réclamer qu’on réintroduise des cours d’économie au secondaire. Parmi elles, celles d’Alain Bouchard, le PDG d’Alimentation Couche-Tard, Monique Leroux, Louis Audet et Jacques Ménard, respectivement les trois grands patrons de Desjardins, de Cogeco et de la Banque de Montréal.

Généralement – et on peut le comprendre –, on a interprété cette demande comme un appel à enseigner aux jeunes non pas les grandes théories économiques et les débats qui déchirent les spécialistes (monétaristes et keynésiens; autrichiens et marxistes, par exemple), mais plutôt, plus modestement, certaines bases de l’économie, comme faire un budget, calculer des taux d’intérêt composé, planifier l’achat d’une maison et ainsi de suite. Bref: comme une incitation à créer un cours de finances personnelles. Acceptons cette interprétation.

Qui pourrait s’opposer à un tel cours? Les gens sont en effet surendettés, possiblement parce qu’ils ignorent les bases des finances personnelles; l’école semble le lieu tout indiqué pour résoudre ce genre de problème grave, bien réel et qui touche tant de personnes.

Et pourtant, ce n’est pas aussi simple. C’est qu’avec une proposition de ce genre, on vient d’ouvrir une des boîtes de Pandore du curriculum.

La formation personnelle et sociale

Personne, je pense, ne contestera que l’école, qui a pour mission d’éduquer, doit enseigner des savoirs fondamentaux: la langue, l’histoire, les mathématiques, les sciences et ainsi de suite. Choisir ces savoirs que l’école doit transmettre c’est – rude tâche – en déterminer le curriculum scolaire.

Et personne ne niera non plus que l’école remplit d’autres fonctions qu’éduquer: elle socialise et qualifie les élèves, et elle est donc appelée à remplir d’autres tâches que de simplement transmettre un curriculum scolaire.

Il est dès lors tentant d’y insérer des formations qui, justement, contribuent à la socialisation et à la qualification des élèves, notamment à propos de problèmes graves, bien réels et répandus, comme ceux que veulent résoudre ces cours de finances personnelles. De tels cours, souvent appelés de formation personnelle et sociale, visent à aider les futurs adultes à faire des choix de vie de citoyens responsables et éclairés.

C’est un noble idéal, dira-t-on, d’autant que l’école, en offrant ces cours, comble un peu de ces différences, parfois énormes, de savoirs et d’habiletés des enfants, en raison de la provenance de leur milieu familial. L’école travaille donc ainsi à promouvoir l’égalité des chances.

Mais ici, le lecteur méfiant se dira qu’il y a bien d’autres problèmes de ce genre, tout aussi graves et répandus, et qu’on aura peut-être du mal à déterminer ce qu’on mettra dans un curriculum qui leur fait de la place.

C’est bien le cas. À preuve.

De très nombreux candidats

Les gens se nourrissent mal, le diabète et l’obésité se répandent: il nous faut un cours d’éducation à la santé.

Les maladies vénériennes se multiplient, le sida est toujours là: qui s’opposera à un cours sur les comportements sexuels sécuritaires?

Les médias sont omniprésents et jouent un rôle prépondérant et pas toujours sain dans la conversation démocratique: vivement un cours d’éducation aux médias.

Des guerres font rage un peu partout et notre pays se militarise de plus en plus: il faut un cours d’éducation à la paix.

Nouvelles conditions de travail, précarité, travail autonome: il faut un cours sur le choix et la gestion de carrière.

Divorces, violences conjugales, enfants maltraités: vite, un cours sur la parentalité.

On l’aura compris: on continuera longtemps à énumérer des sujets pour lesquels on réclamera, ici ou là, avec de solides arguments, qu’ils soient introduits dans le curriculum.

Mais comment choisir entre ces sujets? Comment décider quoi garder et quoi écarter? Au nom de quels critères le fera-t-on? Et puis, puisque le temps scolaire n’est ni infini ni (très) extensible, comment décider ce qu’on devra éliminer ou réduire des disciplines scolaires pour faire place aux nouveaux venus?

Ce n’est pas tout. Car avec des sujets de ce genre, on pénètre presque immanquablement dans une zone grise où entrent en jeu des valeurs et des systèmes idéologiques qui font qu’on aura des positions très divergentes, voire incompatibles, sur ce qu’il faut enseigner.

Revenons à ce cours réclamé de finances personnelles.

Les uns demandent: que dira-t-on sur l’endettement des ménages, sur la relative stagnation des salaires depuis quelques décennies et ses causes? Sur le néolibéralisme? Sur le libre-échange? Sur les inégalités économiques qui s’aggravent dramatiquement? Sur l’impôt? Sur les subventions et autres cadeaux aux entreprises?

Je sens que ça grogne de ce côté-ci – où se tiennent M. Bouchard et consorts…

Ceux-ci demandent: que dira-t-on sur l’entrepreneuriat et sur ses bienfaits? Sur la valeur des créateurs d’emplois? Sur l’aide sociale qui favorise la dépendance?

Je sens, cette fois, que ça grogne d’un côté, où on rappelle, d’ailleurs, que pour l’éducation à l’entrepreneuriat, on a déjà donné…

Et si vous prétendez que vous parlerez de tout cela dans toute sa complexité et de manière neutre, comment vous y prendrez-vous? Combien de temps vous faudra-t-il? Et comment ferez-vous pour ne pas être accusé par quiconque de bonne foi de chercher à endoctriner les enfants?

Le rôle spécifique de l’école

J’espère que vous conviendrez que ces cours de formation personnelle et sociale posent des problèmes difficiles; je ne prétendrai pas les résoudre ici. Mais il reste une chose importante à en dire.

C’est que pour faire face de manière éclairée et responsable à tous ces problèmes que les élèves rencontreront une fois devenus adultes, ce serait bien que les citoyens puissent s’appuyer sur la base de connaissances solides et indispensables pour ce faire.

Par exemple: savoir lire et comprendre un contrat de carte de crédit; savoir faire des opérations arithmétiques de base; et ainsi de suite.

Or c’est précisément ce que devrait leur apprendre, avec beaucoup d’autres choses de ce genre, le curriculum que l’école, et elle seule, peut leur transmettre. Concentrons-nous donc surtout là-dessus.

Cela peut sembler modeste et bien loin des solutions en apparence clés en main et immédiates à des problèmes réels et importants. Mais, correctement fait, cela équiperait les enfants pour affronter plusieurs de ces problèmes qu’on veut résoudre par tous ces cours de formation personnelle et sociale.

Comment s’en tire-t-on, de ce côté?

On estime, en tout cas, qu’il y a quelque 49% d’analphabètes fonctionnels chez nous et donc autant de gens qui ne peuvent pas lire et comprendre le contrat de carte de crédit qu’ils ont signé.

Et possiblement même suivre avec profit un cours de finances personnelles…