Un jugement historique vient d’être rendu au Québec contre les cigarettiers Imperial Tobacco Canada, Rothmans, Benson & Hedges et Japan Tobacco International: la Cour supérieure les a condamnés à verser 15,5 milliards $ de dommages et intérêts à plus d’un million de victimes du tabac. Ces compagnies sont entre autres reconnues coupables de ne pas avoir informé leurs clients des risques et des dangers de leurs produits.
C’est une belle et importante victoire dans la lutte contre le tabagisme, mais il reste encore bien du chemin à parcourir et bien de la pédagogie à déployer.
Déboulonnage et pédagogie
À ce propos, je suggère que l’on gagnerait sans doute à plus investir, et mieux, en matière d’éducation aux dangers du tabagisme, dans ce riche filon du déboulonnage – notamment auprès des jeunes, que le cigarettier veut amener à fumer. Par déboulonnage, je veux bien entendu parler de cet art de mettre à jour les procédés par lesquels on tente de nous berner – je devrais dire: de nous passer à tabac.
Il y a, en effet, un indéniable plaisir à tenter de repérer les pièges cognitifs que l’on nous tend, un plaisir semblable à celui que l’on prend à essayer de trouver comment le magicien s’y est pris pour nous tromper. Je suggère donc que la mise en évidence des malhonnêtetés, des mensonges, des sophismes et de toutes les autres fourberies mentales qui ont été déployés par l’industrie du tabac pourra aider à résister aux pièges que l’on nous tend, entre autres parce que cela montre toute la duplicité du piégeur et parce que l’on ne veut surtout pas se trouver dans la posture du crédule que l’on a berné. En prime, on fera aussi connaître certaines stratégies que les climatosceptiques et l’industrie des hydrocarbures, entre autres, emploient encore de nos jours.
Il se trouve qu’en ce qui a trait aux cigarettiers, la matière est plus qu’abondante, comme le montre le magistral ouvrage de Robert Proctor, Golden Holocaust, qui retrace l’histoire de la conspiration des industries du tabac. C’est à lui que j’emprunte tous les très authentiques exemples qui suivent.
Fourberies mentales des cigarettiers
L’appel infondé ou abusif à l’autorité. La cigarette X: celle que plus de médecins recommandent.
L’effet minorant, par lequel on veut procurer l’illusion de la bénignité du tabac. Fumez l’esprit tranquille grâce à: la cigarette au menthol; la cigarette à bout filtre; la cigarette légère; la cigarette douce; la cigarette Listerine.
L’écran de fumée: laissez croire qu’il existe des controverses et des débats, là où il n’y en a plus depuis longtemps.
L’occultation de données pertinentes, 1. D’innombrables composants ont été utilisés pour produire cette très accrocheuse odeur bien particulière que l’on sent en ouvrant un paquet. Mais si possible, ne parlez pas de cette huile extraite de glandes anales du castor…
L’occultation de données pertinentes, 2. L’OMC estime à 6 millions par année le nombre de morts causées par la cigarette. N’en parlez jamais si vous le pouvez.
L’occultation de données pertinentes, 3. Cachez des études. En cas d’échec de cette stratégie, niez. En cas d’échec, passez à la stratégie suivante.
La fabrication ou l’occultation de données par l’achat de scientifiques, d’experts, d’universitaires, de chercheurs et de chercheuses, d’avocats et de spécialistes des relations publiques: car il en est qui, contre rétribution, diront exactement ce que vous voulez.
La fausse analogie ou l’incitation à induire une fausse relation causale: associez votre produit à des choses valorisées par le public cible que vous visez (la santé, la minceur, la virilité, la popularité, la richesse, etc.); commanditez des événements artistiques ou sportifs qu’ils apprécient.
Faites des promotions: mettez dans les paquets des cartes à collectionner; des jeux; des tours de magie; etc.
Laissez venir à nous les petits enfants, 1. La cigarette-bonbon; la cigarette Popeye; la cigarette que je fume comme papa!
Laissez venir à nous les petits enfants, 2. Une manière de sophisme de composition: quand la vente de paquets de deux, trois ou quatre cigarettes a été interdite aux Philippines, parce que ciblant les enfants, Marlboro fabriqua des ensembles de plusieurs de ces petits paquets reliés par du papier: ils formaient alors un seul paquet taxé de vingt cigarettes, que quelques coups de ciseaux permettaient au marchand de transformer en plusieurs paquets non taxés de deux, trois ou quatre cigarettes!
Laissez venir à nous les petits enfants, 3. Une manière de sophisme de division. Quand on taxa non plus le paquet, mais la cigarette, on mit en vente des cigarettes très, très longues : en quelques coups de ciseaux, le long bâton de tabac taxé devenait plusieurs cigarettes non taxées!
Laissez venir à nous les petits enfants, 4. Voici Dr Kool, le pingouin-mascotte portant sacoche de médecin et stéthoscope, porte-parole de l’inoffensive cigarette au menthol. C’est tellement cute…
Laissez venir à nous les petits enfants, 5. Offrez à l’enfant de minuscules paquets pour sa maison de poupée ou ses figurines de soldats. C’est tellement cute…
Association du sexe à la cigarette, 1. Sur une pub montrant une pin-up: «Avalez-vous?»
Association du sexe à la cigarette, 2. Quand le recours à des êtres humains fut interdit dans la publicité pour cigarettes, on montra des paquets démontés, aux pièces savamment disposées, de manière à suggérer des personnes en train de copuler.
Association du patriotisme militaire à l’industrie de tabac. Sur une pub montrant des engins de guerre, on rappelle ce que les impôts par elle payés cette année-là auraient pu acheter: 2127 tanks, 31 destroyers, 4 porte-avions, etc.
Une lecture
Robert N. Proctor, Golden Holocaust. La conspiration des industriels du tabac, Éditions des Équateurs, 2014.
Après une discussion avec un ami sur la sensibilisation face au tabac, nous en sommes venu à la conclusion qu’il y avait un deux poids deux mesures effarant entre la mobilisation anti-tabac vis-à-vis celle anti-sucre. Si l’on est réaliste, l’industrie du sucre crée aujourd’hui bien plus de dégats dans la population que celle du tabac. Pendant que les compagnies de tabac doivent faire face à la justice, trop de fast-food et de compagnies sucrières s’en sortent en toute impunité…
Mise au jeu :
Nous connaissons tous des gens qui ont ruiné leur santé ou qui sont morts à cause du tabac. Il y a cinquante ans, mes parents tentaient régulièrement mais sans succès d’arrêter de fumer et m’interdisaient formellement de toucher à ce poison dont ils n’arrivaient pas à se passer. Dans mon monde à moi, je n’ai jamais entendu dire que le tabac était inoffensif, tout au contraire. Tout au plus arrivait-on à se persuader que les légères étaient moins nocives, ce qui confirme d’une autre façon que cette nocivité nous était connue. Les premières campagnes nationales anti-tabac datent du début des années soixante-dix, au Canada. En 1989, les cigarettiers d’ici ont été contraints de mettre des avertissements sur les emballages.
En réalité, ce qu’on pourrait reprocher aux cigarettiers, ce n’est pas tant de nous avoir caché les faits – ils ne peuvent plus le faire depuis très longtemps – mais d’avoir déployé des stratégies aussi pernicieuses qu’efficaces pour nous en distraire en mettant en évidence des avantages réels ou supposés de la consommation du tabac. Pour l’adolescent que j’étais, il y avait une valeur symbolique d’accession à l’âge adulte à être enfin capable d’inhaler sans m’étouffer et sans avoir la nausée. Quant aux dangers… les vrais hommes n’en ont pas peur, ce que prouve la désinvolture avec laquelle nous nous nimbions de boucane bleutée.
Mon problème: les fabricants de bière, de vin et autres spiritueux ont joué très délibérément de telles stratégies pour la promotion de leurs produits, avec une impunité croissante, même, au fil des ans. J’attends le jour où un recours collectif initié par une personne alcoolique conduira à une condamnation pour avoir enfreint :
« – l’obligation générale de ne pas causer de préjudice à d’autres;
– le devoir du manufacturier d’informer ses clients des risques et des dangers de ses produits;
– le droit à la vie, à la sécurité, à l’inviolabilité et à la dignité de la personne protégé par la Charte québécoise des droits et libertés;
– l’obligation du manufacturier de véhiculer une information véridique – non trompeuse – concernant ses produits en vertu de la Loi sur la protection du consommateur. »
pour reprendre les termes du juge Riordan. Qu’en dites-vous ?