Si vous surfez sur la Toile ou regardez la télévision (ce qui est le cas de pas mal de monde!), vous avez très probablement aperçu des publicités pour une compagnie appelée Lumosity, qui propose des jeux en ligne destinés à «entraîner» votre cerveau.
La proposition
Suivez le lien proposé et vous serez d’abord invité à vous créer un profil, puis à commencer votre programme d’entraînement spécialisé et personnalisé qui fera travailler et optimiser, selon vos besoins, votre mémoire; votre capacité à résoudre des problèmes; votre capacité d’attention; votre rapidité de réaction; votre adaptabilité.
Les jeux, vous assure-t-on, ont été développés par des scientifiques à partir des connaissances de pointe en neuroscience, et en particulier en se fondant sur cette fameuse neuroplasticité cérébrale.
Ces jeux, insistera-t-on encore, ont été expérimentalement testés et la recherche qui en démontre l’efficacité est justement disponible sur le site de la compagnie. Vous pouvez d’ailleurs la consulter en un simple clic.
Vous faites donc un essai gratuit. C’est effectivement plutôt amusant. D’autant qu’on promet de prendre bonne note de vos succès et vos échecs, de les comptabiliser soigneusement dans des graphes qui vous permettront de visualiser vos éventuels progrès.
Vous succombez donc à la tentation et vous inscrivez à un programme qui vous coûtera, disons, une dizaine de dollars par mois durant une année. Vous jouez. Vous faites en effet des progrès!
Une industrie en plein essor
Si Lumosity, fondée en 2007, est, avec ses quelque 70 millions d’adhérents, la plus connue et la plus lucrative d’entre elles, elle n’est qu’une des nombreuses compagnies qui font de semblables et fort séduisantes promesses.
Les autres s’appellent Cogmed, BrainHQ, Posit Science, NeuroNation, Fit Brains, Jungle Memory, MindSparke, HAPPYneuron – et j’en oublie probablement. Une firme de marketing (SharpBrains) a estimé les ventes de logiciels et de matériel d’entraînement cérébral à 1,3 milliard $ en 2013 – elles n’étaient que de 210 millions $ en 2005, et elles devraient atteindre 6 milliards $ en 2020.
Deux raisons principales expliquent vraisemblablement ce succès. Pour commencer, la population est vieillissante et craint, avec raison, le déclin cognitif: elle est donc très sensible à ces arguments de vente appuyés sur la science qui promettent de vous rendre plus allumé, plus vif, plus brillant en quelques minutes par jour.
Ensuite, l’invocation des neurosciences, même à tort et à travers, donne de nos jours du crédit souvent injustifié à des pratiques ou à des théories.
Que faut-il en penser?
Ce n’est pas net
Si vous entreprenez de fouiller la question, bien des surprises vous attendent.
Typiquement, derrière des concepts tout à fait légitimes et importants, comme celui de neuroplasticité (on désigne par là cette capacité du cerveau à se modifier, par exemple en créant, en défaisant ou en réorganisant des réseaux neuronaux), on ne trouve, au mieux, qu’un bien mince ensemble de recherches crédibles et non controversées satisfaisant aux normes scientifiques usuelles – publications dans des revues avec comité de lecture, existence d’un groupe de contrôle, réplications indépendantes, etc.
Prenez Cogmed. Son fondateur, Torkel Klingberg, invoque ses propres travaux de 1999 où, en jouant à des jeux, des enfants voyaient leur mémoire de travail améliorée. Le résultat, spectaculaire, était prometteur, par exemple pour les enfants diagnostiqués TDAH. Mais voilà qu’une méta-analyse parue en 2012 jette une douche froide: on y conclut que les effets produits sont à court terme, concernent exclusivement ce qui a été entraîné et ne se transfèrent pas.
Vous découvrirez vite que c’est là, selon bien des scientifiques, un des nœuds de toute l’affaire: vous devenez en effet bon dans ce que vous pratiquez dans ces jeux, d’où cette amélioration dans vos performances que vous observez; mais cela ne se généralise pas ensuite.
Les propriétaires des entreprises concernées ne sont bien entendu pas d’accord, et ils invoquent, eux aussi, des recherches pour justifier leurs dires.
En pareil cas, on se dit qu’il serait bien souhaitable d’avoir un avis d’expert.
Eh bien, nous sommes choyés: il s’en trouve un, tout récent.
L’avis des experts
Sous l’égide du Stanford Center on Longevity et du Max Planck Institute for Human Development, plus de 70 experts ont en effet signé, en octobre dernier, un texte qui expose le consensus de la communauté scientifique sur la question.
On y lit ceci (mes traductions):
«Nous nous inscrivons en faux contre la prétention que de tels jeux [brain games] offrent au consommateur un moyen scientifiquement fondé de réduire ou d’inverser le déclin cognitif alors qu’il n’y a, à ce jour, aucune preuve scientifique à cet effet.»
Et encore :
«À l’heure actuelle, ce qu’on a découvert ne donne pas une base crédible pour justifier les prétentions de ces entreprises commerciales qui vendent ces jeux destinés à entraîner le cerveau.»
Comment maintenir son cerveau en forme, si ce n’est par ces jeux?
Les avis d’experts, ici, rejoignent le sens commun: faites de l’exercice (en particulier de l’aérobie), mangez sainement, lisez, apprenez un instrument de musique, jouez avec vos petits-enfants sont parmi les conseils qui viennent en tête de liste…
Et le fait reste, de manière têtue, que vous ne lisez pas, ne faites pas d’exercice, ne jouez pas avec vos petits-enfants et ne faites pas de musique pendant que vous êtes sur Internet devant Lumosity ou tout autre exercice cérébral, occupé à devenir meilleur à prédire la nouvelle apparition d’un point blanc qui clignote…
À lire: «A Consensus on the Brain Training Industry from the Scientific Community». En ligne ici.
Erratum.
La métanalyse citée date de 2013 et non de 2012. Voici la référence exacte: Monica Melby-Lervåg et Charles Hulme, Is Working Memory Training Effective? A Meta-Analytic Review, Developmental Psychology, 2013, Vol. 49, No. 2, pp. 270–291.
Je pensais ne pas avoir d’habileté pour la mémoire taxinomique (j’ai plutôt développé ma mémoire structurale, si vous me permettez une telle division); et pourtant…
Voilà quatre mois, je me retrouve avec un globe terrestre que je place sur ma table-à-manger. Un certain matin, après le déjeuner, j’examine l’Afrique et me mets à en apprendre le nom et l’emplacement des pays qui la composent. Surprise: après seulement deux heures, je les avais tous mémorisés! Fort de cet « exploit », j’ai réussi le même exercice avec tous les États des USA, encore une fois en deux heures seulement. Et par la suite, j’ai fait de même avec presque tous les pays du monde! (Presque, parce qu’apprendre le nom et l’emplacement des nombreuses îles du Pacifique dont, pour la plupart, on n’entend jamais parlé m’a quelque peu lassé…)
L’utilité de cet exercice? Étant donné que je suis fort intéressé par l’actualité politique internationale, je peux maintenant situer intantanément les pays en question, lors d’un reportage ou article. Je vous suggère donc cet exercice de mémorisation si vous partagez un tel intérêt: vous verrez par vous-même à quel point c’est facile. Prochain défi: apprendre le nom des capitales de ces pays et États!
Cet article de N. Baillargeon me conforte en ce que, voilà quelques années, une amie m’avait donné en cadeau un tel DVD de mémorisation – que j’ai décliné, peu intéressé à perdre mon temps avec des exercices qui m’apparaissaient futiles. En effet, je préfèrais et préfère toujours, par exemple, mémoriser des pièces de musique – cela est fort utile quand on est musicien!
Bref, exercer sa mémoire sur des sujets qui nous intéressent me semble un loisir beaucoup plus profitable et utile (transférable), que ces sacrés DVD vendus dans le commerce.
Évidemment, il faut lire le plus souvent que le temps nous le permet! Non seulement de la littérature, mais des essais, des travaux scientifiques, etc. (Clin d’œil à ce merveilleux petit livre de N. Baillargeon: Liliane est au lycée.) Chanceux que nous sommes, les bibliothèques de Montréal et la Grande Bibliothèque fourmillent de trésors à découvrir, sous format papier ou numérisé!
Pour vos « statistiques », je suis un récent « retraité » de 61 ans.
Totalement d’accord avec vous puisque ces jeux deviennent platement répétitifs et ne peuvent en rien prouver que notre neuroplasticité cérébrale s’est améliorée.
Il existe un moyen étonnamment simple de « muscler » son cerveau, soit apprendre une deuxième langue, préférablement à un jeune âge. Des recherches récentes démontrent même que le bilinguisme peut aider à retarder jusqu’à 4 ou 5 ans les dégâts causés par Alzheimer. Tous les autres moyens suggérés par monsieur Baillargeon sont aussi très valables ;-)
M. Baillargeon, permettez-moi de vous signaler la passionnante enquête de Tom Harrington diffusée en avril dernier dans le cadre de l’émission «CBC: Marketplace» sous le titre «Brain training games: Do they work? Investigation» : https://www.youtube.com/watch?v=_MG6J2z2dVE.
Pour un résumé des conclusions de l’enquête, «Brain training games: No proof they prevent cognitive decline» : http://www.cbc.ca/news/health/brain-training-games-no-proof-they-prevent-cognitive-decline-1.3025212.
À lire enfin sur le même sujet :
– «Inside Tom’s brain» : http://www.cbc.ca/marketplace/blog/inside-toms-brain;
– «Dementia patients sold unproven ‘brainwave optimization’» : http://www.cbc.ca/news/health/dementia-patients-sold-unproven-brainwave-optimization-1.3025392.
Comme le dit la phrase célèbre (mais apocryphe) attribuée à P.T. Barnum (1810-1891), fondateur du cirque Barnum : «There’s a sucker born every minute», c’est-à-dire : «Un gogo vient au monde à chaque minute». C’est malheureux, mais c’est ainsi. Honnêtement, je doute que Normand Baillargeon ou Tom Harrington puissent remédier à cette triste réalité.
Merci!