Prise de tête

À vous de jouer! Enseignement de l’histoire et endoctrinement

Ce type de chronique intitulée À vous de jouer! identifie une question, un problème, mais sans prendre position, afin d’ouvrir une discussion.

Je publie pour cela, chaque fois, en même temps que mon texte, deux réactions sollicitées.

Cette fois, ce sont celles de Jocelyn Létourneau et d’Éric Bédard, deux éminents historiens, que je remercie de leur généreuse contribution.

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Produire des concepts clairs: telle pourrait être la description de tâches des philosophes, depuis que le vieux Socrate s’est donné cela pour mission.

En éducation, au 20e siècle, une école de philosophie appelée analytique s’est justement proposé de définir le plus clairement possible ces mots que nous utilisons constamment en éducation, mais sans toujours avoir une idée claire de ce qu’ils signifient. Le mot éducation est de ceux-là, justement. Mais aussi des mots comme: comprendre, curriculum, savoir, créativité, égalité, et de nombreux autres.

Le mot endoctrinement a beaucoup été travaillé par les penseurs de cette tradition et il en est résulté un concept, qui a le mérite de cerner ce qui autrement reste vague.

Endoctriner

Le mot «endoctriner» a des connotations nettement négatives, et pour cause. Car qu’est-ce qui caractérise une personne endoctrinée? La réponse la plus courte, mais aussi la plus juste est qu’elle a un esprit fermé. Cette personne adhère de manière dogmatique, absolue, inébranlable à des idées ou à des propositions.

On dirait en quelque sorte que loin de posséder des idées, la personne endoctrinée est possédée par elles. Et c’est d’ailleurs là l’immense contraste entre une personne éduquée et une personne endoctrinée: la première a des idées; la deuxième ressemble à un canal par lequel des idées sont propagées. L’éducation libère; l’endoctrinement enferme.

Ayant dit cela, il nous reste à essayer de comprendre comment, plus précisément, cela se produit.

Pour commencer, on fera remarquer que c’est sur des idées, des assertions bien particulières qu’on endoctrine. Ces idées sont discutables, non démontrées de manière indubitable. Ce sont en fait, justement, des doctrines. Qui adhère de manière inconditionnelle au théorème de Pythagore n’est pas endoctriné: il a bien raison de le faire; qui le répète sans le comprendre a sans doute mal appris, mais encore une fois, on ne dirait pas qu’il ou elle est endoctriné.e. La personne endoctrinée adhère inconditionnellement à, justement, une doctrine.

Mais à bien y penser, il n’est pas inhabituel d’enseigner des doctrines. Un cours de culture religieuse parlera de doctrines religieuses; les conceptions littéraires de telle école ou de tel courant sont, au fond, des doctrines. De même en philosophie.

Manifestement, on n’endoctrine pas nécessairement quand on enseigne des doctrines. Il doit donc y avoir autre chose pour qu’il y ait endoctrinement. Cette volonté de produire un esprit fermé, sans doute. Mais aussi, et c’est crucial, le recours à des moyens particulier par quoi on trompe, manipule, occulte des données, séduit, et ainsi de suite. Disons cela en un mot: on a recours à des moyens et à des procédés non rationnels.

Ce que je viens de dire permet de cerner, assez bien je pense, ce qu’est l’endoctrinement. Pour les besoins de cet exercice, adoptons, si vous le voulez bien, la définition que proposent deux philosophes de l’éducation, Robin Barrow et Geoffrey Milburn. Ils écrivent: «Endoctriner, c’est utiliser des moyens non rationnels dans le but d’établir une adhésion inconditionnelle quant à la vérité de certaines assertions indémontrables et cela avec l’intention que les personnes à qui l’on s’adresse s’y tiennent fermement.»

Le cas de l’histoire

Quand j’ai présenté ce concept à des classes de futur.es enseignant.es, la discussion évoquait spontanément, comme exemples typiques d’endoctrinement, ceux que j’appellerais les suspects habituels: les sectes et les idéologiques politiques – les jeunesses hitlériennes revenaient alors souvent sur le tapis.

Puis, on en arrivait à l’éducation scolaire.

On finissait en général par convenir qu’il fallait par-dessus tout éviter ce piège; que le fait de savoir reconnaître l’endoctrinement en disposant d’un concept clair était pour cela utile. On reconnaissait aussi que toutes les disciplines pouvaient se prêter à de l’endoctrinement – mes étudiant.es m’impressionnaient souvent par leur inventivité à cet égard: le scientisme était par exemple invoqué comme possible porte d’entrée de l’endoctrinement en classe de science.

Mais je dois dire qu’en accord avec un certain sens commun, l’enseignement moral et religieux et l’histoire étaient tout particulièrement désignés comme des territoires où l’endoctrinement des élèves se présentait comme un danger.

On peut le comprendre. Prenons le cas de l’enseignement de l’histoire tant canadienne que québécoise, chez nous. Il y a bien là ce qu’on appellera des doctrines – nationalisme, multiculturalisme, conservatisme, d’autres encore. Et à tout le moins une possibilité d’endoctrinement de sujets souvent bien jeunes.

Je me pose alors deux questions, et je suis très intéressé de lire mes distingués invités à ce sujet.

La première est: comment faire en pratique, et par quels mécanismes sur le plan, disons, du programme, de la formation des maîtres ou autre, pour s’assurer que l’enseignement de l’histoire n’est pas endoctrinaire?

La deuxième est: mesuré à cet étalon, comment nous en tirons-nous en ce moment, au Québec?

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jocelyn-letourneauRéponse de Jocelyn Létourneau, chercheur associé à l’Institut d’éducation de University College London.

Le mot endoctrinement est brutal. L’enseignement de l’histoire nationale au Québec ne relève pas de l’entreprise manipulatrice. Et les maîtres d’histoire, sauf exception, ne sont pas des idéologues au service d’une Idée. La réalité est bien plus subtile.

Le problème du cours d’histoire nationale dans sa nouvelle mouture (Histoire du Québec-Canada) est qu’il propose aux jeunes une vision assez traditionnelle de l’expérience québécoise. Celle-ci est centrée sur la formation historique d’une nation ayant fait face à l’adversité dans sa quête d’accomplissement. Cette mise en sens du parcours québécois n’est pas fallacieuse. Elle est cependant étroite. Elle est assez bien connue des jeunes (www.tonhistoireduquebec.ca). Ceux-ci, toutefois, ne peuvent la nourrir grassement faute d’un bagage suffisant de connaissances. Le cours HQC leur fournira ce corpus de faits grâce auquel ils consolideront leur vision acquise du Québec comme nation (française) au destin tragique. Ce faisant, il sera possible pour les élèves, au grand bonheur de certains intervenants, d’aiguiser leur sentiment national(iste) ou de le développer. Quoi qu’il en soit, nous ne sommes pas ici dans la propagande doctrinaire (imposition d’un point de vue basé sur la propagation de faussetés ou d’un savoir incontestable). Nous sommes plutôt dans l’aiguillage implicite des consciences (présenter les choses d’une telle manière à des élèves, c’est nolens volens ne pas les amener à voir ces choses autrement). En dépit des apparences, il existe une différence entre les deux logiques. Animée de mauvaise foi, la première est incorrigible et doit être dénoncée. Fondée sur une conception plausible mais limitée des choses, la deuxième est réformable et peut être travaillée.

Depuis quelques années, j’ai la chance de professer à de futurs maîtres d’histoire au secondaire. Il s’agit de jeunes gens enthousiastes qui croient en la noblesse du métier d’enseignant. Embrigader les jeunes dans une cause est aux antipodes de leur volonté. Lorsque je les interroge sur leurs visions de l’expérience historique québécoise, ces enseignants novices restent cependant prisonniers des mythistoires de la nation québécoise meurtrie. Ils arrivent mal à se détacher d’une représentation du passé québécois informée par la mémoire collective de la société dans laquelle ils ont été socialisés. Évidemment, cette représentation est aussi alimentée par une certaine histoire du Québec qu’il faut bien appeler national(ist)e et que défend notamment la Coalition pour l’histoire.

Comment changer la donne du programme et celle des maîtres d’histoire?

En dépit de son caractère prescriptif, le programme HQC laisse une marge de manœuvre aux maîtres pour ouvrir et complexifier, voire critiquer et altérer, le récit traditionnel du passé québécois. Dans ce contexte, conscientiser les maîtres aux orientations et limites de leurs savoirs et visions de l’histoire du Québec, c’est-à-dire planter le doute dans leurs assurances historiales; leur donner les moyens de sortir des mythistoires de la nation québécoise; et les équiper d’interprétations alternatives de l’expérience québécoise afin qu’ils puissent les transmettre à leurs élèves représente une bonne stratégie pour élargir le spectre des points de vue sur le passé du Québec, cela sans sortir de toute perspective narrative, qui reste sans doute le meilleur moyen d’offrir des cohérences de sens et de la compréhension à des jeunes qui ne peuvent faire l’économie de ressaisir leur société dans une vision globale et intelligible de ce qu’elle a été dans le temps.

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eric-bedardRéponse d’Éric Bédard, historien et professeur, TELUQ

Comment éviter l’endoctrinement? Simple: s’en tenir le plus possible aux «faits». Les historiens et les enseignants les plus cultivés savent que la fondation de la Nouvelle-France, la Conquête anglaise, les Rébellions de 1837-38 ou la Révolution tranquille peuvent être expliqués de plusieurs façons: les «matérialistes» insisteront surtout sur l’économie, les intérêts; les «idéalistes» mettront de l’avant les idées, les valeurs. Ces événements ont également été l’objet d’interprétations multiples et parfois contradictoires: certains chercheurs croient que la Conquête de 1760 n’a eu aucun impact et que la Révolution tranquille a été globalement néfaste; d’autres croient évidemment le contraire.

Mais avant d’en arriver à ces subtilités philosophiques et historiographiques, l’enseignant doit, de son mieux, tenter de répondre à ce genre de questions: pourquoi la France a-t-elle fondé une colonie au début du 17e siècle ? Pourquoi les Anglo-Britanniques, 150 ans plus tard, ont-ils souhaité s’emparer de la Nouvelle-France? Quelles étaient les doléances du Parti canadien des années 1830? À quels impératifs politiques, économiques et sociaux répondait la «Révolution tranquille»? Répondre à ces questions n’a vraiment rien de simple. Il faut mobiliser beaucoup de connaissances et de concepts pour expliquer la guerre de Sept Ans, les 92 résolutions et l’infériorité économique des Canadiens français. Connaître et assimiler toutes ces connaissances demandent beaucoup de temps et d’énergie.

J’entends déjà les objections: pour développer le sens critique de nos jeunes, n’est-il pas préférable de «déconstruire» ces faits plutôt que de les présenter comme des vérités immanentes? Et pourquoi ces «faits» plutôt que d’autres?

Ces «faits» ne sont pas seulement le produit de l’imagination des historiens. Champlain a bel et bien fondé Québec en 1608 et Wolfe remporté une victoire décisive le 13 septembre 1759. Les historiens qui ont rapporté ces événements se sont basés sur des sources; les plus rigoureux ont souhaité être le plus précis possible. J’insiste là-dessus parce que les défenseurs du constructivisme radical, inspirés par le postmodernisme et le «tournant linguistique» en sciences sociales, ont parfois versé dans le relativisme le plus échevelé. L’histoire n’est pas seulement un texte, elle renvoie au réel.

Quant aux faits choisis: je propose qu’ils se raccrochent à la mémoire collective, au «roman national» de la majorité historique. Parce que je rêve d’en faire de bons petits souverainistes? Absolument pas! Si je propose d’opter pour cette trame «nationale», c’est avant tout par pragmatisme, parce qu’elle est familière à la grande majorité des Québécois; parce qu’elle constitue en quelque sorte la «grammaire» de notre identité collective, un héritage dont il faut bien s’approprier les termes. Une fois ces faits de base compris, l’élève saura mieux dans quelle société il vit et sera mieux outillé pour faire ses propres choix. Je crois sincèrement que ces faits peuvent être présentés avec distance et de manière «équitable».

Comment nous en tirons-nous? Tout dépend des enseignants. Les plus cultivés, ceux qui lisent encore des livres d’histoire, s’en sortent sûrement très bien, car ils sauront faire preuve d’empathie pour des perspectives qui ne sont pas celles de notre époque. Chez eux: pas de bons et de méchants! Je suis plus inquiet des enseignants qui se seront contentés de leur formation en «sciences de l’éducation». Ces dernières n’accordent pas une place suffisante aux disciplines enseignées. Ceux-là risquent d’être plus captifs de leur manuel, plus perméables aux «prêts-à-penser» du jour…