Prise de tête

Philosophie des frontières

Les questions que soulèvent les immigrants économiques et les réfugiés politiques sont nombreuses et complexes. Faut-il les accueillir? Combien et à quel rythme, le cas échéant? Par quels moyens, notamment financiers? Obtenus comment et payés par qui?

À défaut de les résoudre, la philosophie peut aider à cartographier et à mieux comprendre les positions défendues par les uns et les autres.

L’excellent Philosophie Magazine s’est justement employé à faire cela dans un récent numéro. L’exercice est d’autant intéressant qu’on y entend, comme en écho, les positions, souvent très émotives et même passionnelles, qui sont exprimées ici et là au Québec à propos des réfugiés syriens.

Je vous propose d’abord un bref survol de quelques grandes positions existantes – en prenant le risque de noircir les traits – avant de m’attarder à un récent article de Peter Singer qui me semble particulièrement intéressant.

Exercice de cartographie conceptuelle: les cosmopolitismes

Un premier ensemble de positions peuvent être regroupées sous l’étiquette du cosmopolitisme: elles recommandent une ouverture maximale des frontières. On y arrive par deux argumentaires éthiques et juridiques, l’un faisant appel à des principes, l’autre faisant appel aux conséquences positives du cosmopolitisme.

Les écrits de Joseph Carens sont représentatifs de la position de principe. On soutient ici que la citoyenneté est une forme de discrimination arbitraire, un peu comme un privilège féodal d’autrefois, et que l’État ne devrait pas plus pouvoir interdire les mouvements de personnes entre les frontières qu’à l’intérieur de ses frontières. Celles-ci, conclut-on, devraient donc être maximalement ouvertes, voire abolies – les règles usuelles de sécurité s’appliquant bien entendu dans tous les cas et pouvant justifier des fermetures des frontières à certaines personnes.

Comme je l’ai dit, la deuxième voie qui conduit au cosmopolitisme se reporte à ses conséquences. Ce qu’on fait valoir ici, c’est que ces frontières ouvertes sont globalement bénéfiques pour la démographie et pour l’économie. On entend souvent cet argumentaire chez nous, même si c’est sous des formes plus atténuées que ce qu’on trouve dans la littérature, où on voit dans l’ouverture maximale des frontières un moyen d’assurer une plus grande croissance économique et de combattre la pauvreté à l’échelle planétaire. Certains préconisent même de vendre aux populations du Sud des permis de travailler au Nord.

Peu de gens vont jusqu’au bout de ce cosmopolitisme et la plupart diront que les États n’ont pas les mêmes devoirs envers leurs citoyens qu’envers des étrangers. Ce qui n’exclut pas, bien entendu, que les États aient certains devoirs envers les étrangers, d’autant que les profondes inégalités qui existent dans le monde, entre Nord et Sud, notamment, ainsi que les conflits qui s’y déroulent, font que le refus d’accueillir certains étrangers reviendrait à consentir à sacrifier des vies humaines pour préserver un niveau de richesse ou de luxe.

Un nouvel ensemble de positions se dessine à partir de là.

Exercice de cartographie conceptuelle: les identitaires

Cette fois encore, deux voies, celle des principes et celle des conséquences, parfois parcourues simultanément, aboutissent aux positions défendues.

Pour certains, la nation est un ensemble de valeurs, de principes et de pratiques hérités de l’histoire qui doit être préservé. L’arrivée trop importante de migrants, difficilement intégrables, menacerait cet ensemble en plus de catalyser la xénophobie et des conflits parfois violents.

On trouve ces idées défendues à droite (Finkielkraut en France et quelques bien connus conservateurs ici), mais pas seulement là. Des penseurs plutôt assimilés à la gauche se portent eux aussi à la défense d’un peuple négligé par des élites réputées accueillir à bras ouverts des populations étrangères en méconnaissant ses souffrances et en restant sourdes à ses doléances.

La réflexion de certains philosophes identitaires anglo-saxons se place ici et elle essaie de définir les conditions qui devraient être satisfaites pour que l’accueil de migrants puisse être non seulement moralement défendable, mais aussi réussi en pratique.

Peter Singer est de ceux-là. Il est un très célèbre philosophe utilitariste, ce qui signifie qu’il pense qu’il faut réfléchir à de telles questions en examinant les conséquences des diverses avenues possibles et en choisissant celle qui maximise le bonheur de toutes les personnes concernées considérées également.

Il vient de publier un intéressant article sur ce qu’il préconise à propos de cette crise des migrants que connaissent l’Europe et le monde.

Des idées de Peter Singer

Singer soutient pour commencer que, pour louable qu’il puisse être – et quoi qu’il en soit de ses effets bénéfiques, notamment sur l’économie –, cet appel à l’ouverture des frontières néglige de prendre en compte nos fortes tendances xénophobes, ce que nous rappelle d’ailleurs la montée des idées et des partis d’extrême droite. En fait, loin de s’ouvrir, les frontières se referment, et il est vraisemblable que ce mouvement va s’accentuer.

Il avance donc deux suggestions qui méritent d’être connues et discutées.

La première est d’aider financièrement les pays limitrophes ou proches de ceux où se déroulent les conflits que fuient les réfugiés et qui les accueillent – Liban, Jordanie, Éthiopie, Pakistan, par exemple – et qui sont souvent des pays pauvres. Les réfugiés auraient alors moins tendance à tenter un périlleux voyage et pourraient rentrer chez eux quand les conflits qui les ont fait partir seraient terminés. De plus, le coût de cette manière de faire est nettement moins élevé: Singer estime qu’il en coûte quelque 4 250$ canadiens pour subvenir aux besoins d’un réfugié en Jordanie, contre 17 000$ en Allemagne.

Sa deuxième suggestion concerne justement le statut de réfugié tel que le définit le texte de la convention des Nations Unies adopté en 1967.

Avec générosité, cette convention permet à quiconque a fui son pays parce qu’il y est victime de discrimination (fondée sur la race, la religion et ainsi de suite) et qui ne veut pas ou ne peut pas y retourner pour cette raison de demeurer sur le territoire du pays qu’il a atteint sans pénalité et sans être tenu pour avoir violé les lois de l’immigration.

Or, on le voit à présent, cela a des effets pervers. On donne de la sorte aux personnes qui peuvent faire ce voyage ou se le payer la priorité sur celles qui se trouvent dans les camps; on encourage un terrible et parfois mortifère commerce de la migration; on brouille enfin les définitions, ce qui rend difficile de savoir qui, exactement, est un réfugié et qui est un immigrant.

Pour cette raison encore, il vaudrait donc mieux – et même si cette solution reste imparfaite – encourager les pays du Nord à aider les pays du Sud qui accueillent des réfugiés.

Ce que tout cela implique par la suite pour la convention de l’ONU reste à préciser.

Incompétence oblige: ce ne sera pas par moi…