À Pierre Foglia, qui devrait s’y reconnaître…
Ce début d’année est un bon moment pour réfléchir à ce que signifie exactement éduquer, ce qu’on ne fait pas assez, il me semble.
Je vous propose de le faire en compagnie d’un philosophe qui s’est beaucoup intéressé à l’éducation, mais qu’on ne lit guère plus de nos jours. Ce qui est bien triste, comme vous en conviendrez sans doute.
Il s’appelle Alain.
«L’individu qui pense contre la société qui dort»
Alain est le pseudonyme choisi par Émile-Auguste Chartier (1868-1951), professeur de philosophie au lycée qui signera ainsi ses très nombreux livres et articles de journaux. Car Alain a fréquemment choisi de s’exprimer dans de courts billets journalistiques appelés Propos portant sur toute la gamme des sujets possibles: l’histoire de la philosophie, l’esthétique, le politique, la littérature, la théorie de la connaissance, l’éthique, etc.Chaque fois, il propose, justement, au grand public, une réflexion, ou plus précisément un exercice de jugement. Ses célèbres Propos sur l’éducation, réunis et publiés pour la première fois en 1932, constituent une excellente porte d’entrée à sa réflexion pédagogique.
Par-delà la grande diversité de thèmes qu’elle aborde, cette œuvre possède une profonde unité dont le principe vise à permettre en chacun de nous l’exercice de la pensée, entendue comme exercice du libre jugement, un projet dont on comprend qu’il est à la fois individuel et politique. «Il n’y a de pensée que dans un homme libre, écrit Alain dans ses Propos sur les pouvoirs, dans un homme qui n’a rien promis, qui se retire, qui se fait solitaire, qui ne s’occupe point de plaire ou de déplaire.»
Au total, Alain a cherché à préserver l’autonomie de ce qu’il nomme le «pouvoir spirituel», celui qui fonde et rend possible la dignité humaine contre les «pouvoirs temporels»: «L’individu qui pense contre la société qui dort, voilà l’histoire éternelle», écrit-il dans ses Propos de politique.
Bien juger, bien penser, cela veut dire apprendre à surmonter aussi bien les perceptions fausses de l’imagination ou de l’opinion admise que les forces des passions et de toutes les tyrannies («L’esprit ne doit jamais obéissance»).
On le devine: ces idées conduisent immédiatement à une certaine idée à la fois de l’école et de l’éducation; ce sont en effet elles qui organisent la réflexion d’Alain sur l’éducation.
Sur l’éducation
Au point de départ, une opposition à certaines pratiques éducationnelles, qui misent volontiers sur le pittoresque, l’attrayant, l’intéressant, l’agréable. Alain met plutôt l’accent sur des valeurs et des pratiques qui misent sur le travail, la rigueur, l’effort, la volonté.
C’est qu’il est persuadé, en raison de la conception qu’il se fait des êtres humains et plus particulièrement des enfants, que les artifices séducteurs dont se parent ces pédagogies nouvelles sont aussi peu efficaces sur le plan pédagogique que défendables sur le plan moral. Il réitérera donc inlassablement son désaccord avec cette orientation de l’éducation, souvent en des formules lapidaires: «Bercer n’est pas instruire»; «Les vrais problèmes sont d’abord amers à goûter».
C’est d’ailleurs pour ces raisons que, selon lui, la famille, ensemble de relations affectives, instruit mal et qu’il est sage de confier à une institution particulière, l’école, le soin d’éduquer son enfant. L’enfant peut, par elle, sortir de cette mythologie de la lampe d’Aladin qu’entretiennent ces adultes qui répondent à ses besoins aussitôt qu’il les exprime et rencontrer le monde à travers l’école, qui est à la fois en rupture avec le monde de la famille et isolée de celui des adultes: à l’école, en effet, une erreur de calcul n’a pas la même signification ni les mêmes conséquences que celle que commet une comptable.
L’école fonctionne donc selon une logique propre parce qu’elle s’adresse à des esprits neufs, non encore formés, et que c’est précisément sa mission spécifique que de les former et de les «obliger à réfléchir».
Alain fonde sa pédagogie sur une philosophie de l’enfance qui la définit moins en fonction de ce qu’elle est qu’en fonction de ce qu’elle doit permettre l’avènement. Une autre des originalités de sa pensée est justement de se méfier profondément de la prétention à déduire d’une psychologie de l’enfant la pratique pédagogique. À l’injonction selon laquelle il faut connaître l’enfant pour lui enseigner, Alain répond que c’est au contraire en lui enseignant qu’on le connaîtra, que c’est précisément en lui enseignant à chanter qu’on saura s’il est musicien.
Le ou la pédagogue, dans l’accomplissement de son difficile travail d’éducation, peut compter sur un puissant ressort: l’aspiration de l’enfant à devenir adulte. L’enfant veut faire l’adulte, assure Alain, au point de justement mépriser l’adulte qui fait l’enfant. «Que veut-il donc, et que veut l’homme? Il vise au difficile, non à l’agréable, et, s’il ne peut garder cette attitude d’homme, il veut qu’on l’y aide. Il pressent d’autres plaisirs que ceux qui coulent au niveau de ses lèvres; il veut d’abord se hausser jusqu’à apercevoir un autre paysage de plaisirs; enfin il veut qu’on l’élève; voilà un très beau mot.»
Partant de là, tout l’art de l’éducateur, de l’éducatrice, est de nourrir cette ambition de l’enfant en proposant des modèles à admireret en offrant à l’enfant des épreuves qu’il peut surmonter et des victoires qui seront à elles-mêmes leur propre récompense.
Quel est le contenu de cette éducation? L’épistémologie rationaliste que déploie Alain débouche sur une conception qu’on pourra sans injustice décrire comme très conservatrice du curriculum. Le sujet est trop vaste pour être traité longuement ici. Disons simplement que l’éducation telle que la pense Alain, celle de l’école obligatoire et commune, doit se centrer sur la permanence des humanités, de la culture et des savoirs classiques. Il écrira, dans une sentence où il lie mathématiques (élémentaires) et littérature: «Napoléon, je crois bien, a exprimé en deux mots ce que tout homme doit savoir le mieux possible: géométrie et latin. Élargissons; entendons par latin l’étude des grandes œuvres, et principalement de toute la poésie humaine. Alors tout est dit.»
Ces idées débouchent sur une politique de l’éducation dont nous rappellerons pour finir deux aspects importants, mais sans oublier de rappeler qu’Alain, en politique, est un radical au sens qu’on donnait alors à ce terme sur l’échiquier politique français – on dirait aujourd’hui un certain type de personne de gauche, quelque peu à gauche de la gauche – et que sa réflexion s’inscrit dans un idéal de démocratisation et d’universalisation de la scolarité de base.
Le premier aspect que nous devons souligner concerne cette vive tension qu’Alain remarque, de manière très nette, entre deux conflictuelles séries de finalités de l’éducation: celles du pouvoir spirituel d’une part, celles du pouvoir temporel de l’autre.
Disons-le brutalement: le premier demande à l’éducation de former des hommes qui jugent librement; le deuxième, de former des ouvriers et des soldats. Ces deux exigences sont contradictoires et font – et feront – l’objet d’une lutte politique à l’issue toujours incertaine, mais à l’enjeu considérable.
Le deuxième concerne le sens qu’il convient de donner à la démocratisation de l’éducation quand on prend en compte «ceux que l’on n’instruit guère, soit parce qu’ils ne veulent pas apprendre, soit parce qu’ils ne peuvent». Ici, dit Alain, «se trouve le problème véritable. […] Aussi n’est-ce pas peu si un homme, destiné au commerce, à l’agriculture ou à la seule pratique des mécanismes, a lu Descartes, Montaigne et Pascal, ou bien a entrevu seulement la majesté des théorèmes les plus simples. Ce monde ira toujours comme il va, si le trésor des Humanités est réservé à ceux qui en sont les plus dignes. Au contraire, si l’on se mettait à instruire les ignorants, nous verrions du nouveau».