Les procès Turcotte, durant lesquels, par deux fois, des expertises ont été convoquées et contestées, nous ont rappelé combien est complexe et incontournable cette question de l’expertise pour les tribunaux. Mais elle l’est aussi, plus généralement, pour les politiques publiques et pour la vie démocratique elle-même, où chacun est présumé s’informer avant de se prononcer.
Platon, déjà…
Chez Platon, déjà, ces questions sont soulevées; et selon son habitude, le philosophe va directement au cœur des choses. Avec son sens aigu des vrais et profonds problèmes, il demande, en effet, non seulement ce qu’est l’expertise, mais aussi – et c’est la question des questions – comment le novice peut la reconnaître.
Si on y pense, on verra que c’est la difficile situation dans laquelle nous nous trouvons tous, très souvent, à moins d’être expert dans un domaine, ce qui nous épargne cette difficulté, mais pour ce domaine d’expertise uniquement.
Qu’est-ce donc que l’expertise?
Pour les besoins de ce texte, posons ceci, qui est justement inspiré de la définition du savoir de Platon. Savoir, dit-il, c’est tenir pour vraie une proposition qui l’est en effet, et la tenir telle pour de bonnes raisons.
Par exemple, je peux savoir que la Terre est ronde si elle l’est en effet (je ne peux pas savoir que la Terre est rectangulaire…) et si je la tiens pour telle par de bons arguments – et pas en répétant la phrase: «La Terre est ronde», sans la comprendre, ou pour toute autre raison qui ne serait pas un bon argument.
Un expert ou une experte, en ce sens, est une personne dont on peut raisonnablement penser qu’elle donnera généralement pour vraies, dans le domaine où elle est experte, des propositions qui le sont en effet, et qui aura pour ce faire de bonnes raisons, de bons arguments.
Reste la deuxième et redoutable question: comment la reconnaître si on n’est pas soi-même un expert? Pire encore: comment l’évaluer, là où les avis d’experts divergent?
Comment un membre d’un jury (ou un juge), sans connaissance psychiatrique particulière, peut-il évaluer les différents avis d’experts entendus sur les effets de l’ingestion de lave-glace sur la lucidité? Comment un citoyen ignorant de ces choses évalue-t-il toutes ces opinions émises ici et là sur les éventuels dangers d’un déversement de quelque huit milliards de litres d’eau contaminée dans le fleuve Saint-Laurent? Comment un citoyen novice en économie se fait-il une idée des avis divergents entendus sur la pertinence de consentir à creuser le déficit national afin de relancer l’activité économique?
Ces questions nous posent de redoutables défis. En me plaçant sur le terrain politique, je souhaite avancer deux choses.
La première: qu’une part de la solution est connue depuis longtemps; la deuxième, que le monde actuel rend la question de l’expertise plus complexe que jamais.
Expertise et démocratie: les formes de savoir
Les citoyens d’une démocratie, qui sont théoriquement des gouvernants en puissance, doivent donc, à ce titre, se prononcer en toute connaissance de cause sur une multitude de sujets où elles et ils ne sont pas experts. Problème insoluble?
On a pourtant, depuis longtemps, imaginé une solution pour le résoudre. Ce qui devrait les outiller pour ce faire, pense-t-on, c’est l’éducation: et c’est justement pour cette raison qu’on a conçu l’instruction publique, gratuite, offerte à chacun et même obligatoire. Cette éducation devrait permettre à chacun de faire un vaste survol des domaines du savoir humain, permettant non de devenir expert, chose impossible, mais au moins de comprendre comment les choses fonctionnent dans chacun de ces domaines, en nous arrachant au statut de complet novice.
Les domaines couverts pourraient bien être ceux que le philosophe Paul Hirst identifiait comme autant de «formes de savoir», chacune étant caractérisée par des concepts spécifiques et des manières de formuler et de valider des propositions. Pour mémoire, Hirst distinguait sur cette base les domaines suivants: mathématiques, sciences naturelles; sciences humaines; histoire; religion; littérature et beaux-arts; philosophie.
Ainsi formé, ayant reçu ce type d’éducation qu’on appelait autrefois libérale, on n’est certes pas expert, mais on est minimalement outillé pour déceler les faux experts et même pour engager la conversation avec un expert supposé.
Discutant avec un négationniste, on sait comment on raisonne en histoire, comment on établit un fait historique, et bien d’autres choses encore; devant un climatosceptique, on sait ce que signifie expérimenter en sciences naturelles, ce qu’est le méthane, etc.; devant un partisan de telle pratique médicale douteuse, on sait ce qu’est une méta-analyse; et ainsi de suite.
Tout cela ne règle pas tous les problèmes, d’autant que les savoirs prolifèrent, que des experts peuvent diverger d’avis et que des valeurs entrent aussi en jeu pour justifier nos décisions. Mais c’est indispensable.
D’autres indices devraient encore aider le novice à identifier les experts: ce sont toutes ces marques sociales de la reconnaissance de l’expertise. Les diplômes, l’appartenance à un ordre professionnel, à une institution, une pratique reconnue par des pairs, en sont quelques-uns.
Expertise et démocratie: les nouvelles menaces
Et c’est ici que se passent dans nos sociétés des choses profondément troublantes, à savoir la perversion de l’expertise par le marché et le commerce.
L’achat d’experts par les pétrolières pour mettre en doute la réalité du réchauffement climatique anthropique en est un gravissime exemple. La soumission de la recherche scientifique aux demandes de l’industrie en est un autre, et le cas des pharmaceutiques nous montre, si besoin était, les effets délétères que tout cela peut avoir sur la catégorie d’expertise, sur l’éthos du service public et sur la science, qui sont alors profondément pervertis. Le récent et trop long muselage des scientifiques canadiens par le gouvernement Harper, afin de protéger des intérêts économiques, en est encore un autre.
Ce qui est alors menacé, c’est la vie démocratique elle-même, plus exactement la conversation démocratique, qui ne peut se passer de l’apport des experts – en mathématiques, sciences naturelles; sciences humaines; histoire; religion; littérature et beaux-arts; philosophie, dirait Hirst.
Le soubresaut citoyen qui s’impose commence par la reconnaissance de ce fait. Il demande aussi la défense d’une éducation libérale, publique et gratuite.
Vaste et urgent programme.
Vous pouvez m’en croire: je suis un expert…
Texte intéressant. On aimerait pourtant comprendre de quelle expertise surplombante dispose un philosophe comme Platon pour pouvoir se prononcer ex cathedra sur l’expertise des autres. Un mathématicien est un expert en mathématiques, un chimiste est un expert en chimie, un ingénieur électrique est un expert en génie électrique, et ainsi de suite. Mais qu’est-ce donc que l’expertise du philosophe? Quelle peut bien en être la nature? S’agirait-il d’un spécialiste en généralités? Drôle de discipline… Par ailleurs, quels «concepts spécifiques» confèrent à l’«expert en religion» (ou en beaux-arts) une «forme de savoir» qui le rend capable de «valider des propositions»? Cela m’intéresserait au plus haut point de le savoir, car comme le dit Falsacappa dans «Les Brigands» de Jacques Offenbach, «cette affaire n’est pas claire!»