La philosophie est souvent perçue comme une activité hautement spéculative, plutôt désincarnée, et dont la valeur pratique est limitée. On peut en débattre.
D’un autre côté, et c’est l’immense mérite de Pierre Hadot (1922-2010, un historien de la philosophie trop peu connu, même des philosophes) de l’avoir rappelé, la philosophie, dans l’Antiquité, était souvent avant tout un mode de vie.
Les nombreuses écoles qu’on y trouvait étudiaient bien les diverses disciplines philosophiques – physique, éthique, théorie de la connaissance, etc. –, mais elles le faisaient pour atteindre un but suprême: devenir une bonne personne en vivant conformément à un idéal. On distinguait couramment quatre vertus dans cet idéal: la tempérance, le courage, la sagesse pratique et la justice.
Une philosophie de plus en plus populaire
L’une de ces écoles s’appelait le stoïcisme et elle connaît de nos jours un extraordinaire renouveau. Une équipe de l’Université d’Exeter, en Angleterre, organise d’ailleurs chaque année une Semaine stoïcienne, qui est suivie par des gens du monde entier. Sa quatrième édition a eu lieu en février 2016.
Le stoïcisme a même été revendiqué par les créateurs des thérapies cognitivo-comportementales (Albert Ellis et Aaron Beck) comme une des principales sources d’inspiration: elles comptent parmi les psychothérapies les plus efficaces. Cela incite à penser que bien des intuitions stoïciennes sont justes, en particulier cette idée que nos émotions sont liées à nos pensées et à nos croyances.
Les stoïciens, qui aspirent en effet au calme intérieur, ne sont toutefois pas, comme on le dit parfois, des M. Spock, indifférents et ne ressentant aucune émotion: mais ils refusent de se laisser dominer par des émotions qu’ils n’auraient pas choisi de ressentir.
Nous touchons là à une des grandes idées du stoïcisme: il nous est possible, en pratiquant ce que Hadot appellera, un peu à regret, des «exercices spirituels», de prendre une distance cognitive avec nos réactions spontanées devant les événements, distance qui permet de les voir pour ce qu’elles sont: des impressions, des idées, et non la réalité.
Nous parvenons à vivre ainsi en ayant en tête cette précieuse distinction entre ce qui dépend de nous (nos réactions, nos pensées, que l’on peut changer) et ce qui n’en dépend pas. Nous construisons peu à peu de la sorte ce que Pierre Hadot appelait «une citadelle intérieure».
Brève histoire du stoïcisme
Le stoïcisme naît en Grèce, à Athènes, et il est appelé ainsi parce que son enseignement se donne sous un portique (stoa, en grec).
Il se propage ensuite à Rome, où il connaît un vif succès. Parmi ses plus célèbres représentants, on compte un esclave libéré, Épictète; un écrivain fameux, Sénèque; et même un empereur, Marc Aurèle. Il décline ensuite, mais sera incorporé au christianisme naissant, notamment en raison de ce cosmopolitisme (l’idée que nous sommes toutes et tous des citoyens du monde…) qu’il défendait. Le stoïcisme restera ainsi présent dans notre culture jusqu’à aujourd’hui.
Le système stoïcien comprend une éthique, qui en est la partie la plus importante. Mais celle-ci demande que l’on comprenne le monde et que l’on sache ce que l’on peut connaître: le système comprend donc aussi une physique et une logique.
Sans plus m’attarder aux idées des stoïciens (certaines mériteraient de longs développements, comme leur impressionnante logique), je veux en venir à ces exercices spirituels qu’ils proposent et qui pourraient vous intriguer au point de les essayer. Je partirai de ceux que pratique un philosophe contemporain, Massimo Pigliucci, qui tente l’expérience de vivre comme un stoïcien, et en ajouterai quelques autres.
Des exercices spirituels
Le matin, on s’isole dans un lieu calme et on consacre une dizaine de minutes à passer en revue le jour qui vient, les difficultés qu’on pourra rencontrer et les vertus qu’il faudra déployer. On se demande aussi comment réagirait la ou le sage idéal devant telle ou telle situation, exercice qu’on peut répéter durant la journée.
Toujours durant la journée, à différents moments, on pourra pratiquer les exercices suivants.
Le praemeditatio malorum consiste à imaginer le pire afin de s’y préparer: les stoïciens ne sont pas loin ici d’anticiper sur les bénéfices des thérapies d’aversion.
L’exercice appelé Cercle d’Héraclès consiste à partir de soi en imaginant un cercle au centre duquel on se trouverait et à élargir progressivement ce cercle pour y inclure sa famille, ses amis, sa ville, son pays et pour finir, toute l’humanité. L’effet attendu est de comprendre qu’on fait modestement partie d’un tout et d’ainsi relativiser ce qui nous arrive.
Les stoïciens anticipent sur ce qu’on appelle aujourd’hui la «pleine conscience» en nous invitant à nous rappeler que toutes les décisions que nous prenons ont une dimension morale, à laquelle nous devons penser: ce que nous mangeons; quand; où; avec qui, par exemple…
Ils recommandent encore de méditer des maximes stoïciennes, chacun pouvant bien sûr établir sa propre liste de maximes préférées.
En voici trois miennes:
«Il t’est permis, à l’heure que tu veux, de te retirer dans toi-même. Nulle part on n’a de retraite plus tranquille, moins troublée par les affaires.» (Marc Aurèle)
«Parmi les choses, les unes dépendent de nous, les autres n’en dépendent pas. Celles qui dépendent de nous, ce sont l’opinion, la tendance, le désir, l’aversion: en un mot tout ce qui est notre œuvre. Celles qui ne dépendent pas de nous, ce sont le corps, les biens, la réputation, les dignités: en un mot tout ce qui n’est pas notre œuvre.» (Épictète)
La pratique stoïcienne du détachement est encouragée par la maxime suivante: «Ne dis jamais, sur quoi que ce soit: “J’ai perdu cela”, mais: “Je l’ai rendu”. Ton fils est mort? Tu l’as rendu. Ta femme est morte? Tu l’as rendue.» (Épictète)
La journée se termine avec une méditation du soir, qui est l’occasion de revenir sur la journée en se demandant ce qu’on a fait de bien (s’en féliciter), ou de mal (en prendre note) et pourquoi; sur ce qu’on a omis de faire et pourquoi. Et de tirer de tout cela des leçons.
Pour en savoir plus
Je suggère de lire en priorité le Manuel d’Épictète et les Pensées pour moi-même de Marc Aurèle.
On peut suivre l’expérience de Massimo Pigliucci à: [https://howtobeastoic.wordpress.com]
Beaucoup aimé votre texte.
Le Manuel d’Épictète (version d’Arrien de Nicomédie) est ici (pdf et ePub) et il y en a d’autres: http://www.echosdumaquis.com/Accueil/Textes_%28A-Z%29.html
Il est intéressant de voir qu’au delà de ses croyances, de ses désirs et de ses peurs, l’homme peut être maître de soi même!