Prise de tête

Un musellement de l’université?

Il vous faudra acquérir un peu de nouveau vocabulaire pour les besoins de cette chronique. Et comme ce nouveau vocabulaire est anglophone – tout ceci se passant surtout (pour le moment?) dans des universités anglophones –, je vous propose un petit lexique débroussaillant ces nouvelles pratiques qu’on retrouve, à des degrés variables, à l’université.

Un nouveau vocabulaire

Avertissement préventif (trigger warning): cela consiste à prévenir les étudiantes et les étudiants qu’une lecture, un film ou un document contient des idées, des scènes, des passages pouvant les offenser. Exemple: le roman, la pièce ou la nouvelle que vous allez lire contient des passages sexistes.

Microagressions (microagressions): ce sont des insultes et des dénigrements, possiblement involontaires, de personnes et de groupes marginalisés, typiquement commis à travers des actes de parole par des membres de la culture dominante. Exemples: «Tu es asiatique? Tu dois être bon en maths!»; «Je pense que c’est à la personne la plus compétente que l’on devrait accorder le poste» (authentique, cela provient des universités de Californie; voyez-vous pourquoi c’est présumé constituer une microagression?).

Appropriation culturelle (cultural appropriation): c’est l’appropriation, qu’on déplore, par une personne, une institution, une tradition, d’un ou plusieurs éléments d’une autre culture, laquelle, typiquement, est dominée par la culture qui se l’approprie. Exemples: porter un costume amérindien à l’Halloween; l’Université d’Ottawa annulant des cours de Yoga.

Ne pas donner de tribune/désinviter (no platform/disinvitation): cela consiste à refuser la présence, sur le campus, d’une personne ou d’un groupe dont on déplore les idées ou encore certains sujets. La personne, les idées ainsi écartées sont typiquement importantes et disposent d’autres tribunes pour se faire entendre ou connaître. Exemples: la Brandeis University qui annule la remise d’un diplôme honorifique à Ayaan Hirsi Ali, en raison de protestations de gens sur le campus qui déplorent sa critique du traitement des femmes par l’Islam; l’annulation de prises de parole par Condoleezza Rice ou Christine Lagarde; l’annulation, à l’Université d’Oxford, d’un débat sur l’avortement.

Espace protégé (safe space): un lieu dans lequel des personnes peuvent se réfugier pour être à l’abri de ce qui les dérange ou les rend inconfortables (des idées, des mots, des gestes…).

Vous avez deviné qu’il se passe, dans les universités où se déploient ce vocabulaire et les pratiques correspondantes, bien des choses qui font jaser, des choses qui pourraient apparaître ici, voire qui ont commencé à apparaître.

Je ne veux surtout pas donner l’impression que tout cela est anodin ou simple, ni qu’il arrive qu’il soit légitime d’interdire un propos, même au sein de l’université; je veux encore moins laisser entendre que je suis insensible au fait que des idées, des personnes, des pratiques, des propos puissent être offensants pour certains, voire dommageables. Si le cas se présente, il peut tout à fait être opportun d’intervenir.

Cela dit, je veux aussi rappeler pourquoi il ne peut s’agir que de cas extrêmes, rares, et de solutions de derniers recours, et aussi pourquoi l’université anglophone, en se muselant comme elle semble parfois le faire, commet une grave erreur.

Pour une université où l’on débat

La position de base, à l’université, doit en effet être que l’on peut y débattre de toutes les idées – c’est même pour cela que les universités existent –, ce qui implique, pour ceux et celles qui la fréquentent, un devoir de ne pas être ni constamment ni facilement offensés. La protection de la liberté d’expression à l’université devrait en fait y être plus grande encore qu’à l’extérieur de l’université, puisque la liberté universitaire la plus extensive possible est une condition de la santé de la vie de l’esprit.

Pire encore, peut-être: le fait de ne pas accorder de droit de parole à un discours signifie ne pas accorder de droit de parole à sa réfutation. On oppose souvent à cet argument que ces propos qu’on veut interdire sont déjà abondamment entendus. Mais il me semble que c’est là une raison de plus de ne pas se priver de les réfuter et de ne pas laisser à leurs promoteurs la possibilité de prétendre que même l’université a peur de se frotter à eux et préfère les censurer.

De plus, le fait d’être indigné est profondément subjectif, et à défaut d’une définition objective et d’une mesure crédible du tort subi par un propos, un geste, une idée, on court le risque de censurer pour de simples inconforts et même d’entrer dans une sorte de spirale de l’indignation et des revendications de protection, d’exclusion et de censure. Il n’est pas anodin qu’il existe désormais, en anglais, un terme pour désigner précisément cela, un terme qu’il faudra ajouter au précédent lexique, censorship envy, qui est une sorte de jalouse convoitise de la censure obtenue par autrui. Et puis, il faut bien le dire: l’inconfort, l’indignation sont des choses qui font nécessairement partie de l’éducation universitaire et de l’exploration des idées.

Je trouve encore inquiétant, voire troublant, que l’indignation morale tienne à l’université, lieu de réflexion, et je ne peux m’empêcher de voir un déplorable aspect de la gauche politique dans cette substitution des indignations morales souvent faciles de la rectitude politique au véritable travail militant et au travail de la pensée qu’il présuppose.

Reste la question de l’appropriation culturelle. Là encore, je ne veux pas nier qu’elle nous pose parfois des défis éthiques et intellectuels qui ne sont pas toujours faciles à résoudre.

Mais je ne peux m’empêcher de penser que la rencontre des cultures, à l’écart de tout moralisme facile et de tout relativisme suicidaire, est elle aussi une condition nécessaire de la santé de la vie de l’esprit. Je citerai donc mon cher Tagore à ce sujet: «Aussitôt que nous comprenons et apprécions une production humaine, elle devient nôtre, peu importe sa provenance. Je suis fier de mon humanité quand je peux reconnaître et apprécier les poètes et les artistes de pays autres que le mien. Qu’on me laisse goûter cette joie sans mélange de savoir que sont miennes toutes les grandes gloires de l’humanité.»