Prise de tête

Une autre légende pédagogique: 70%… ou peut-être est-ce 60%

Dans un entretien accordé au magazine CLÉS  1, le philosophe allemand Richard David Precht soutient qu’il faut non pas réformer, mais bien révolutionner l’école.

Je laisse de côté ce qu’il souhaiterait comme révolution scolaire et pédagogique, mais j’aimerais attirer votre attention sur un des deux principaux arguments qu’il invoque pour la réclamer.

Je le cite: «70% des métiers qu’exerceront les enfants qui entrent aujourd’hui à l’école n’existent pas encore – d’où la nécessité d’une éducation très différente, beaucoup plus ouverte à l’imagination et à l’intelligence relationnelle, conduisant à épanouir une curiosité polyvalente plutôt qu’une spécialisation de type industriel.»

Des affirmations de ce genre sont assez fréquentes et on les lance depuis longtemps déjà, le plus souvent sans argumentaire et sur ce ton qu’on emploie pour asséner ce qui devrait être une évidence incontestable et lourde de conséquences, mais que tant de gens, bornés sans doute, n’ont pas encore aperçu.

Voyez plutôt.

Des exemples…

Richard Riley, secrétaire à l’Éducation aux États-Unis: «Les 10 emplois les plus demandés en 2010 n’existaient même pas en 2004.»

On invoque ailleurs le ministère de l’Éducation du Nouveau-Brunswick, qui aurait affirmé qu’il en va également ainsi au Canada. Et pour les 10% des emplois les plus demandés: ils n’existent pas encore.

Un autre chiffre qui circule est 60%. Ce serait le nombre des emplois qui n’existeraient pas encore et qu’occuperont les enfants qui commencent leur cursus scolaire. Parfois, on dit aussi 65%. Peu importe…

Peu importe, car le fait est que cette affirmation, sous une forme ou une autre, est grotesque et on se demande vraiment qui peut sérieusement penser une telle chose.

Une part de vérité

Il est vrai que des métiers disparaissent et on trouvera facilement des exemples de métiers qui n’existent plus. En voici quelques-uns, pour vous amuser: planteur de quilles (ce sont ces personnes qui remettaient en place les quilles au bowling, avant que le procédé soit automatisé); réveilleur (ce sont, authentique, ces personnes qui réveillaient les autres avant que les réveille-matin deviennent abordables et répandus…); chasseur de rats; découpeur et vendeur de glace; allumeurs de réverbères.

Le phénomène est réel et incontestable. Mais on ne peut pas dire que ce sont là des emplois qui occupaient une grande proportion des travailleurs et travailleuses. Et la nomenclature des métiers reste solidement stable, non seulement sur la courte période durant laquelle les enfants étudient, mais aussi dans la durée qui devrait nous intéresser: celle de nos vies.

Si on y pense, c’est cette permanence qui est remarquable. Il y a 50 ans, il y avait, comme il y a aujourd’hui encore et comme il y aura demain, des mécaniciens, des vendeurs, des entrepreneurs en construction, des ingénieurs, des administrateurs, des médecins, des infirmiers et infirmières, des avocats et avocates, des notaires, des psychologues, des audiologistes, des dentistes, des comptables, des vétérinaires, des enseignants et enseignantes, des menuisiers, des électriciens, des pompiers, des économistes, des plombiers, des mathématiciens… j’arrête ici. Et tous ces métiers (et les autres que je n’ai pas nommés) constituent la majorité des emplois.

Mais bien petite…

Cela ne laisse guère de place pour ce 70% (ou 60%, ou 65%) de métiers nouveaux qui apparaîtraient d’ici une douzaine ou une quinzaine d’années (si on accepte ces nombres comme estimés moyens des années d’études des élèves qui entrent en première année).

Certes, de nouveaux métiers se développent aussi, comme certains disparaissent. Mais ces nouveaux métiers sont loin de représenter les chiffres qu’avancent M. Precht et les autres, et les choses se font lentement, de sorte que sur 12 ou 15 ans, on peut prévoir l’arrivée d’un bon nombre de nouveaux métiers.

Durant nos vies, c’est bien entendu le secteur des nouvelles technologies qui vient d’abord à l’esprit comme pépinière de nouveaux emplois. Mais ce secteur crée aussi des postes pour des emplois traditionnels (secrétaire, ingénieur, électricien, entretien ménager, etc.) et, en bout de piste, ne représente pas une très grande portion d’emplois (pas si…) nouveaux. Et même en additionnant tous les emplois créés (nouveaux ET traditionnels), on arrive en gros (selon Wikipédia, j’arrondis), dans les domaines des nouvelles technologies de l’information ou apparentés, aux nombres suivants d’employés dans le monde entier: Netflix 3500; Facebook 12 700; Amazon 230 000; Google 61 000; Twitter 3700. Le reste est à l’avenant.

L’affirmation de M. Precht et des autres est donc essentiellement fausse et profondément trompeuse. Elle est aussi pernicieuse. Car elle ouvre aussitôt la porte à d’autres déplorables et dangereuses idées.

Des avancées qui donnent du retard

La première est que l’on doit rejeter, sans doute en bloc, tout ce que l’école accomplit (ou voudrait accomplir…) au nom du mirage de ces nouveaux et encore inconnus emplois. Il nous faut donc une «éducation très différente» décrite en termes assez flous, merci, «plus ouverte à l’imagination et à l’intelligence relationnelle, conduisant à épanouir une curiosité polyvalente plutôt qu’une spécialisation de type industriel».

Mais il se trouve qu’il existe bien une conception de l’éducation qui, à l’écart de toute visée d’employabilité à courte vue, ambitionne de donner à toutes et à tous «une curiosité polyvalente». Elle le fait en faisant parcourir le plus vaste éventail possible des savoirs humains (philosophie, beaux-arts et littérature, sciences naturelles, sciences humaines, histoire, morale, religion), sans souci d’application pratique, dans le seul but de construire une personne autonome et capable de pensée critique, le citoyen que demandent nos démocraties.

On l’appelle traditionnellement l’éducation libérale (eh oui…), parce qu’elle veut justement nous libérer: de l’ignorance, des préjugés, des idées reçues. L’idée est ancienne: elle remonte à Platon. Et ce serait une vraie révolution d’y revenir et de s’efforcer de transmettre ce curriculum selon les méthodes les mieux éprouvées.

En attendant, prenons garde à ces dangereux simplismes qu’on nous assène un peu partout en éducation, à ces prétendues avancées qui donnent finalement du retard et à ces supposés raccourcis qui rallongent la route.

[1] http://www.cles.com/debats-entretiens/article/l-ecole-doit-redevenir-un-lieu-qui-stimule-l-esprit-creatif-et-le-bonheur