L’action politique exige parfois de faire des accrocs à ses convictions. Quand on l’a noté, on est sensible à l’argument qui souligne que les commentateurs, les intellectuels, les journalistes, les philosophes l’ont facile en jouant la carte de la pureté, eux qui ne sont pas dans l’action, laquelle exige souvent, comme le disait déjà Machiavel, des compromis, des calculs et même des mensonges. En un mot: de se salir les mains.
L’actualité politique nous fournit d’ailleurs bien des exemples de ce salissage de mains donné pour nécessaire.
Voyez plutôt.
Des exemples
La ministre fédérale de l’Environnement et du Changement climatique, Catherine McKenna, sait bien, on peut le présumer, qu’il faut lutter, et rapidement, contre les changements climatiques. Mais elle vient de consentir à l’accroissement de la production de pétrole albertain, de ce pétrole sale dont la communauté scientifique nous dit qu’il doit rester sous terre. Elle ne ferme pas non plus la porte aux projets de pipeline, invoquant chaque fois tous ces emplois qu’on ne peut se permettre de perdre. La ministre dirait probablement qu’elle est une politicienne, pas une moraliste, et qu’à ce titre elle doit, conformément à ce que réclame l’action, se salir les mains et poser parfois des gestes qui vont à l’encontre de ses propres convictions.
Le gouvernement Trudeau avait promis de mettre fin aux subventions au secteur des énergies fossiles. Il n’en a rien fait dans son premier budget: cela se fera, dit-on, mais sur une plus longue période. Cette fois encore, les exigences de l’action sont invoquées pour justifier ces décisions.
La France vient tout juste de faire Grand Officier de la Légion d’honneur le prince saoudien Mohammed Ben Nayef. L’homme sera sans doute le prochain roi et on a, semble-t-il, jugé important de renforcer sa stature internationale et ses liens avec la France – et donc de se salir les mains en faisant pareil honneur à un homme qui sera possiblement demain chef d’un pays au si déplorable bilan en matière de droits de la personne.
Mains salies par «éthique de la conviction responsable»
De son côté, Stéphane Dion vient de confirmer qu’il maintient la décision du gouvernement Harper de vendre, durant une décennie et plus, des véhicules militaires canadiens à l’Arabie saoudite – une transaction de quelque 15 milliards de dollars.
Or ce pays est non seulement une horreur absolue en matière de droits de la personne, mais il finance aussi à tour de bras le terrorisme islamique que nos gouvernements disent combattre. Tout cela répugne certainement à M. Dion, à toutes les personnes qui ont voté pour lui et plus généralement à la majorité des Canadiennes et des Canadiens.
S’inspirant d’une distinction entre éthique de la conviction (celle de la pureté et des principes) et éthique de la responsabilité (celle qui considère les conséquences possibles d’une action pour décider ce qu’il est souhaitable de faire), M. Dion justifie sa décision en créant un néologisme: il invoque une «éthique de la conviction responsable». En son nom, il se salit les mains.
Mais que penser de cette invocation de la nécessité de se salir les mains ou de cette «conviction responsable» qui la justifie?
Il me semble qu’on ne peut les prendre au sérieux qu’à certaines conditions qui feraient en sorte que l’on n’invoque pas n’importe quand et à tout propos l’obligation de se salir les mains (ou d’être un homme de conviction responsable), ce qui reviendrait hypocritement à justifier tout et n’importe quoi – et le lendemain son contraire.
Ce que se salir les mains devrait signifier
Pour commencer, qui dit devoir se salir les mains doit être placé devant un véritable dilemme: je dois faire ceci ou ne pas le faire; je dois faire ceci ou cela. De plus, ce dilemme ne laisse pas le luxe d’attendre et de reporter la décision. Enfin, l’un des deux termes me répugne, mais je dois m’y résoudre en vertu d’une évaluation des conséquences qui montre que si j’agis selon mes valeurs, je causerai du tort, tandis que si je me salis les mains, je causerai du bien et même beaucoup de bien. Cette conclusion me désole, mais je me résous à agir selon ce que demande ce calcul.
Revenez sur les récents exemples que je citais. Je soutiens que ces conditions ne sont pas réunies dans ces cas et me risque à avancer qu’elles ne le sont que rarement quand on invoque les exigences de l’action devant des choix indéfendables, de sorte que les invocations de la nécessité d’agir par nos politiciens ne sont trop souvent que couverture hypocrite pour justifier des choix faits pour des raisons qu’on ne dévoile pas, mais qui ont certainement beaucoup à voir avec les intérêts économiques dominants qu’ils et elles servent. Bref: l’éthique de la conviction responsable ne me convainc pas vraiment.
Allons plus loin. Imaginons que pareils calculs aient été invoqués contre la décision autrefois prise par l’Angleterre – mais économiquement coûteuse – de mettre fin à l’esclavage… Inutile de souligner où le progrès moral et l’Histoire pointaient: dans la même direction qui nous commande aujourd’hui de ne pas vendre d’armes à des pays comme l’Arabie saoudite, qui nous rappelle que rien ne nous y contraint; dans la même direction qui nous commande, comme nous le rappelle le consensus scientifique, de laisser dans le sol le pétrole albertain; dans la même direction qui nous commande de commencer à entrer dans l’ère de l’après-pétrole.
Posons maintenant qu’un politicien, en toute bonne foi, nous avoue ne pas avoir eu le choix de se salir les mains, de poser des gestes qui répugnent à sa conscience et à la nôtre. Qu’est-ce qui devrait s’ensuivre? J’avais posé la question à Michael Walzer, un philosophe qui a écrit un article fameux sur les mains sales en politique.
Il m’avait répondu que nous voulons que ces gens sachent que nous les jugeons moralement répréhensibles et que nous ne voulons pas qu’ils agissent trop souvent de la sorte; que nous voulons qu’ils posent ces gestes, mais aussi qu’ils ressentent du repentir pour les avoir commis et qu’ils cessent de les poser dès que cela est possible.
À moins d’une formidable mais improbable pression populaire, je pense qu’il est illusoire d’attendre de nos politiciens qu’ils se repentent véritablement d’avoir vendu des armes à des États ignobles, couronné leurs dirigeants et accéléré l’arrivée de ce moment où il deviendra bien difficile de mener une vie décente sur Terre ou de préserver ce qu’il y restera de civilisation.
Il semble que si la priorité du gouvernement est l’emploi, au détriment de l’environnement et des droits de l’homme, il en devrait être de même pour les entreprises avec d’énormes liquidités, protéger l’emploi au lieu de les couper… au détriment des dividendes! (C’est vraiment un moindre mal!!!)
Que la décision autrefois prise par l’Angleterre de mettre fin à l’esclavage fût «économiquement coûteuse», voilà qui est loin d’être évident. Adam Smith, Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776):
«L’expérience de tous les temps et de toutes les nations montre, me semble-t-il, que l’ouvrage fait par des hommes libres revient en définitive moins cher que celui exécuté par des esclaves. S’il faut rarement s’attendre à de grandes améliorations de la part des grands propriétaires, il faut encore moins s’y attendre lorsqu’ils emploient des esclaves comme ouvriers. L’ouvrage fait par des esclaves, quoiqu’il paraisse ne coûter que leur entretien, est en définitive le plus cher de tous. Un homme qui n’acquiert point de propriété, ne peut avoir d’autre intérêt que de manger autant que possible, et de travailler aussi peu que possible. Tout l’ouvrage qu’il fait au-delà de ce qui est suffisant pour acheter son propre entretien, ne peut que lui être extorqué par la violence, et non par quelque intérêt qui lui soit propre. (…) Des hommes libres sont capables d’acquérir la propriété et, ayant une certaine proportion du produit de la terre, ils ont un intérêt évident à ce que le produit total soit aussi grand que possible, pour que leur propre proportion puisse l’être. Un esclave, au contraire, qui ne peut rien acquérir d’autre que son propre entretien, a tout intérêt à faire que le produit de la terre soit aussi faible que possible au-delà de cet entretien.»
La même logique pousse également Smith à critiquer le colonialisme comme une coûteuse entreprise d’exploitation et à décrire l’empire britannique comme un «projet qui a coûté des dépenses énormes, qui continue à en coûter encore, et qui nous menace d’en coûter de semblables à l’avenir s’il est suivi de la même manière qu’il l’a été jusqu’à présent, et cela sans qu’il promette de nous rapporter aucun profit car les effets du monopole du commerce colonial sont une véritable perte au lieu d’être un profit pour la grande masse du peuple. (…) Toutes les colonies de l’Europe, sans exception, ont été, pour leurs métropoles respectives, une cause d’affaiblissement plutôt que de force. Les impôts qui ont été levés sur les colonies des nations européennes, sur celles de l’Angleterre en particulier, ont rarement égalé la dépense qu’on a faite pour elles, et n’ont jamais été suffisants pour défrayer celle qu’elles ont occasionnée en temps de guerre; ainsi, ces colonies ont été pour leurs métropoles respectives une source de dépense et non de revenu.»
Nous remarquons par ailleurs que M. Baillargeon écrit «l’Histoire» plutôt que «l’histoire». Cette petite génuflexion typographique n’est pas sans étonner de sa part. L’adoration des majuscules, en l’occurrence, conviendrait davantage à un marxiste qu’à un disciple d’Élisée Reclus!
Smith fait des prédictions (il écrit au XVIIIe s), certaines peuvent s’avérer vraies , d’autres non: l’esclave ne sera en effet aboli par l’Angleterre qu’au XIX e s.
À ma connaissance, personne ne doute que l’esclavage ait considérablement enrichi le pays et qu’il y ait eu un coût économique à son abolition.
Histoire avec un H? Trop lu Hegel…