Je ne veux pas parler ici de la place de la littérature dans le curriculum, mais plutôt de ce que la littérature peut nous enseigner sur l’éducation.
Il y a en effet quelques bien belles leçons à apprendre d’elle sur le sujet – d’autant qu’elles sont bien souvent servies avec verve, avec humour et même, parfois, avec ce génie qui fait que dans le singulier on atteint l’universel.
Jugez-en sur ces quatre exemples.
Rabelais et les pets d’âne mort
Au 16e siècle, François Rabelais imagine cette bien connue histoire de géants (Gargantua, Pantagruel) par laquelle il se livre à une féroce critique des idées et des mœurs de son temps, parmi lesquelles la manière dont on éduque alors les enfants.
Une de ses bêtes noires est ce remplissage des têtes de choses qu’elles se contentent ensuite de répéter sans les comprendre.
Dans un épisode fameux, Grandgousier, père de Gargantua, met ce dernier, instruit par des maîtres au goût du jour, en présence d’un jeune homme de 12 ans, Eudémon, élevé selon ces nouvelles méthodes que préconise Rabelais, et qui font plutôt appel à l’intelligence et au jugement.
Un petit concours de discours est organisé. Eudémon commence et il en prononce un très bon. Gargantua, médusé, ne sait que répondre; pire, il se met «à pleurer comme une vache» et, dit Rabelais, il n’est pas plus possible d’en tirer une parole «qu’un pet d’un âne».
Enseignant, je n’ai jamais plus oublié cet âne!
La décision de Grandgousier est en tout cas prise: Gargantua sera confié au pédagogue d’Eudémon.
Pagnol et les moutons
J’aime passionnément Marcel Pagnol. Instituteur, fils d’instituteur, il a bien entendu donné une place à l’école dans son œuvre.
Topaze met justement en scène un instituteur à l’ancienne, un de ceux qu’on appelait en France les «hussards noirs de la République».
Il a, avec les enfants dont il a la charge, cette subtile relation faite de tendresse et de sévérité, de proximité et de distance, d’impartialité et d’émotivité, que je soupçonne tous les enseignants de bien connaître.
La pièce s’ouvre alors qu’il donne une dictée à un unique élève, puni sans doute. Voici la scène:
TOPAZE. (Il dicte en se promenant). «Des moutons… Des moutons… étaient en sûreté… dans un parc; dans un parc. (Il se penche sur l’épaule de l’élève et reprend.) Des moutons… moutonss… (L’élève le regarde ahuri.) Voyons, mon enfant, faites un effort. Je dis moutonsse. Étaient (il reprend avec finesse) étai-eunnt. C’est-à-dire qu’il n’y avait pas qu’un moutonne. Il y avait plusieurs moutonsse.»
Joli, non? Et cette pudeur…
Hugo. Ah! Hugo…
Je ne suis pas le seul. Vous dites «Hugo», et je m’incline. Puis, envoûté, je l’écoute parler et chanter.
Cette fois, il est question de l’avenir de l’éducation. Et il n’y a rien à rajouter, sinon qu’il sera question d’un moineau et d’un hibou hagard. Vous les reconnaîtrez.
Demain, donc, explique Hugo:
Chaque village aura, dans un temple rustique,
Dans la lumière, au lieu du magister antique,
Trop noir pour que jamais le jour y pénétrât,
L’instituteur lucide et grave, magistrat
Du progrès, médecin de l’ignorance, et prêtre
De l’idée; et dans l’ombre on verra disparaître
L’éternel écolier et l’éternel pédant.
L’aube vient en chantant, et non pas en grondant.
Nos fils riront de nous dans cette blanche sphère;
Ils se demanderont ce que nous pouvions faire
Enseigner au moineau par le hibou hagard.
Alors, le jeune esprit et le jeune regard
Se lèveront avec une clarté sereine
Vers la science auguste, aimable et souveraine.
Shakespeare et les raisons d’étudier
Un triste ennemi de l’étude est l’idée que ce qu’on apprend doit avoir une utilité pratique plus ou moins immédiate («À quoi ça sert?»). Une version économique de ce bien mauvais argument est aujourd’hui très répandue. Mais il a eu, et a encore, bien des variantes.
Dans la scène qui ouvre Peines d’amour perdues, de Shakespeare, un des protagonistes (Biron) en énumère quelques-uns. Il veut bien étudier, dit-il, mais pour savoir où pouvoir aller dîner lorsque les festins lui seront expressément défendus. Ou pour savoir où trouver une belle maîtresse quand les belles seront cachées à ses yeux. Ou bien, s’étant lié par un serment trop difficile à garder, il voudra étudier… l’art de l’enfreindre sans manquer à sa parole.
L’échange qui suit est mémorable et on se plaît aussitôt à l’actualiser:
Le roi – Vous venez justement de citer les obstacles qui détournent l’homme de l’étude, et qui donnent à nos âmes le goût des vains plaisirs.
Biron – Sans doute, tous les plaisirs sont vains: mais les plus vains de tous sont ceux qui, acquis avec peine, ne produisent pour fruit que la peine; comme de méditer péniblement sur un livre, pour chercher la lumière de la vérité, tandis que son éclat perfide ne sert qu’à aveugler la vue éblouie. La lumière, en cherchant la lumière, enlève la lumière à la lumière. Ainsi, les yeux perdent la vue avant de trouver une faible lueur dans les ténèbres. […] Ces parrains terrestres des astres du ciel, qui donnent un nom à chaque étoile fixe, ne retirent pas plus de fruit de leurs brillantes nuits, que ceux qui se promènent à leur clarté sans les connaître: trop savoir, c’est ne connaître que la gloire, et tout parrain peut donner un nom.
Le roi – Comme il est savant en arguments contre la science!
Dumaine – Il est fort instruit dans l’art d’empêcher les autres de s’instruire.
Je souris chaque fois…
Je me reconnais en Topaze, et j’ai bien souvent des Biron en classe qui malheureusement ne sont que des pâles copies de celui-ci.
M. Baillargeon, je ne saurais trop vous recommander le beau roman largement autobiographique d’Hermann Hesse L’Ornière (1906). «Ce violent réquisitoire contre les éducateurs et les méthodes d’enseignement en usage au début du siècle expose avec un relief extraordinaire les ravages que peuvent causer dans de jeunes esprits une incompréhension obstinée et un bachotage d’une intensité intempestive à cette période particulièrement difficile et instable de la vie d’un adolescent. (…) L’Ornière est un livre sur lequel bon nombre de parents et de pédagogues d’aujourd’hui pourraient encore méditer avec profit…» (tr. fr. Lily Jumel, Calmann-Lévy, 1957, 4e de couverture). L’action se déroule notamment au séminaire évangélique de Maulbronn d’où Hesse, alors âgé de 15-16 ans, tenta de s’échapper en 1892 avant d’être rattrapé le lendemain, en pleine nature! Voici un passage particulièrement éloquent tiré du chap. IV:
«Il n’y a rien que les professeurs redoutent davantage que les curieux symptômes qui se manifestent chez les garçons précoces à l’âge, par ailleurs périlleux, de la montée effervescente de l’adolescente. (…) entre les génies et le corps professoral, il a de toute éternité existé une faille profonde; et ceux d’entre eux qui se révèlent à l’école sont, pour les professeurs, un objet d’horreur. (…) Un maître d’école préfère avoir dans sa classe plusieurs ânes qu’un seul génie. Et, à tout prendre, il a raison, car sa tâche n’est pas de développer des esprits extravagants, mais de former de bons latinistes, des mathématiciens convenables et de graves gens. (…) nous avons la consolation de savoir que, chez les êtres authentiquement géniaux, les blessures finissent toujours par se cicatriser, qu’ils deviennent des hommes et, en dépit de l’école, font de la bonne besogne; plus tard, lorsqu’ils sont morts, auréolés des nimbes flatteurs de l’éloignement, ils sont représentés par les maîtres d’école aux générations nouvelles comme des exceptions et de nobles exemples. C’est ainsi que se répète d’école en école la comédie de la lutte entre la lettre et l’esprit. Nous voyons constamment l’État et l’école s’efforcer, suant et soufflant, d’écraser dans l’œuf les quelques intelligences plus profondes, d’un plus grand prix, émergeant chaque année. Et toujours, ce sont surtout ceux qui furent haïs de leurs professeurs, ceux qui furent souvent punis, ceux qui s’échappèrent, ceux qui furent chassés, ce sont ceux-là qui, dans la suite, viennent enrichir le trésor spirituel de notre peuple. Beaucoup, cependant – et qui sait combien? – se consument dans une résistance silencieuse et disparaissent.»
Note: Il y a plus de finesse psychologique et de poésie dans L’Ornière que ce court extrait ne pourrait le laisser croire.
Belle suggestion. Vais essayer de le lire cet été.