Avez-vous parfois le sentiment que tout bouge trop vite? Si vite, en fait, qu’on s’y retrouve tellement peu qu’on ne sait même plus trop quoi penser – ni même, parfois, comment il faudrait s’y prendre pour y penser?
C’est souvent le cas avec les changements apportés à l’école et ce n’est jamais si vrai qu’avec toutes ces nouvelles technologies, dont le flot est ininterrompu, mais dont on semble si empressé de s’emparer. À un point tel qu’on a souvent le sentiment qu’on ne prend même plus le temps de se demander ce que seraient les bonnes questions à poser avant de plonger.
Ce qui m’amène à cette application appelée ClassDojo.
Développée en Californie, elle est (entre autres…) une sorte d’aide à la gestion de classe, doublée d’un outil de communication permettant en particulier d’être en contact avec le monde extérieur et avec les parents, au point où ceux-ci peuvent continûment être tenus au courant de ce qui se fait en classe ainsi que des comportements, des succès et des mauvais coups de leur progéniture.
L’application connaît dans le monde entier un grand succès (surtout au primaire) et elle s’implante peu à peu chez nous. Des enseignantes et des enseignants sont enthousiastes. D’autres résistent. Pour vous aider à apprécier la réflexion qui suit, voici quelques-unes des choses qu’on peut faire avec ClassDojo.
Un élève se comporte mal (ou bien): son avatar reçoit (ou se voit déduire) un point, avec un son (de félicitations ou de dépit) correspondant. Toute une expérience sonore est d’ailleurs accessible. ClassDojo offre en fait diverses possibilités d’interaction avec feedback immédiat.
La classe devient en plus une communauté qui peut à volonté interagir avec le monde extérieur, en publiant des photos, des dessins, des textes, etc.
Les parents, depuis leurs propres appareils, peuvent suivre le progrès de leurs petits. L’enseignant peut en outre facilement communiquer avec eux.
Et bien d’autres choses encore. [Pour en savoir plus: https://www.classdojo.com/fr-ca/]
Fort bien. Mais je veux proposer à votre examen trois objets de préoccupation.
Trois périls à méditer
1. La motivation
Le premier concerne la motivation des élèves.
Toutes les personnes qui enseignent aimeraient avoir des élèves motivés, c’est-à-dire engagés dans leurs activités et désireux de les mener à bien.
Un premier genre de motivation naît de ce que les activités en question permettront d’obtenir quelque chose qui intéresse la personne ainsi motivée. On les appelle des motivations extrinsèques. C’est ainsi que le travailleur peut être motivé par son salaire et l’étudiant par la note, qui donne accès au diplôme, qui donne accès à la profession, qui donne accès au bungalow…
Un deuxième genre de motivation est appelé intrinsèque: cette fois, elle naît de l’activité elle-même. Pierre, par exemple, écrit des poèmes parce qu’il aime cette activité et en aucun cas il ne pense d’abord à ce que cela pourrait par ailleurs lui rapporter: sa motivation est intrinsèque. On devine qu’on peut pratiquer une activité pour les deux types de motivation: Paul adore faire de la musique et il espère bien en faire carrière… Une vraie préoccupation avec une application comme ClassDojo est de massivement miser sur des motivations extrinsèques. On devrait, il me semble, se demander si cela fonctionne, si ce type de motivation perdurera et s’il est souhaitable ou justifiable de procéder de la sorte.
2. La vie privée
Un deuxième objet d’inquiétude, selon moi, concerne la vie privée. À l’heure des Big Data, qu’adviendra-t-il de toutes ces informations colligées et stockées, en l’occurrence aux États-Unis? La compagnie se veut rassurante. Elle ne cédera, ne partagera, ni ne vendra aucune donnée. Ces promesses vous ont convaincu? Vous faites confiance aux entreprises à ce sujet? À l’heure de la surveillance généralisée que l’on connaît? Avec tout ce qu’on sait grâce à Snowden?
Et vous leur confiez donc sans hésiter toutes ces données concernant cette cruciale part de la vie de vos enfants qu’est leur expérience scolaire? Avec en prime tant d’informations sur la personne qui enseigne, gracieusement fournies par elle-même? Vous consentez à fournir toutes ces données, en sachant qu’elles pourraient fort bien, un jour prochain, être utilisées par des moyens que nous ignorons encore et à des fins dont nous n’avons même pas idée? On peut en parler, au moins?
3. L’école comme sphère intermédiaire
Le dernier sujet de réflexion que j’aimerais nous voir considérer dans ce dossier est plus abstrait, mais pas moins important. Je vais essayer d’être bref et clair, quitte à manquer un peu de nuances.
Les enfants arrivent typiquement au monde dans une famille (aux compositions désormais variées…) dans laquelle ils nouent des relations d’amour et de tendresse. Ils sont, c’est normal et souhaitable, aimés, vantés, choyés, encouragés. C’est ainsi que leurs gribouillages ont l’honneur du frigo. On répond, dans les meilleurs des cas au moins, à leurs besoins, à leurs désirs.
Plus tard, on le sait, devenus adultes, ils vont entretenir des rapports bien différents avec les autres adultes. Ils seront par exemple citoyens, et vont entretenir avec leurs semblables des rapports fondés sur des principes abstraits, des contrats, etc. ne laissant pas de place à ce qu’ils ont connu dans la famille. Leurs désirs ne seront plus d’emblée satisfaits; leur travail sera jugé à l’aulne de critères abstraits, universels; et ainsi de suite.
De la famille à l’espace civique, la marche est haute! Heureusement, il existe une institution intermédiaire: l’école, justement. Celle-ci est régie par des normes qui ne sont ni celles de la famille ni celles de la société: par l’école, les enfants, sortis de leurs familles et protégés de la vie adulte qui les attend, sont néanmoins initiés à celle-ci. À l’école, leurs productions ne sont plus d’emblée un chef-d’œuvre à exhiber: il est jugé selon des normes qui valent pour tous leurs camarades de classe.
Avec une application comme ClassDojo, je suggère qu’on brouille ces frontières entre famille, école, société politique, lesquelles deviennent difficilement perceptibles pour tout le monde, et au premier chef pour les enfants. Ce n’est possiblement pas sans conséquence.
Une part de la société qui n’y a peut-être pas sa place fait ainsi son entrée à l’école, par exemple à coup de likes sollicités pour tel ou tel accomplissement. Une enseignante raconte: «Lorsque je mets une photo en ligne, quelques heures après, les enfants me demandent: “On a combien de j’aime, on a combien de vues?” Ils veulent vraiment savoir si leurs parents sont branchés et ont vu ce qui s’est passé aujourd’hui.» Est-ce si souhaitable?
Les parents, justement, arrivent dans la classe, eux aussi.
Les enseignants se plaignent parfois de ces parents qui sont omniprésents et que certains appellent joliment des «parents-hélicoptères», toujours à survoler l’école et la classe. Avec ClassDojo, on leur construit une piste d’atterrissage directement dans la classe!
Notez que je ne tranche pas. Je soulève des questions. J’aimerais que l’on réfléchisse à tout cela et à d’autres aspects que j’ai sans aucun doute omis. J’aimerais qu’on y pense beaucoup et sérieusement. Pas en s’empressant de faire de la recherche (subventionnée, évidemment…) sur ClassDojo. Non. Qu’on en parle. Qu’on y pense.
Mais tout bouge désormais si vite, trop vite peut-être pour même avoir le luxe de penser…
Je suis si enchantée de lire cet article avec lequel vous m’enlever les mots de la bouche! Dans mon petit coin de région, toute seule avant de vous lire, je me suis tout de suite questionnée sur l’application et un certain malaise s’est ressenti. Malheureusement, trop peu d’enseignant-E-s se questionnent sur la vrai nature et les fondements d’un tel « outil »… J’étais
Un peu désemparée à voir que l’épidémie se propage sans qu’une réflexion soit nécessairement engagée…et voilà que je tombe sur votre article! Merci de dire tout haut, d’ouvrir à la réflexion…! Car je ne savais ni où, ni comment m’exprimer, mais voilà que vous me facilitez la tâche!
Ce qui m’effraie c’est oui, cette tendance à encourager la motivation extrinsèque, mais surtout ces pauvres élèves traqués! Une enseignante me disait qu’elle a même
Ajouté l’application sur son téléphone et l’utilise aux toilettes lorsqu’il y a perte de temps et énervement… Et qui pensez-vous se retrouvent avec le
Moins de points? Toujours ces mêmes
Chers élèves…et est-ce que ça fonctionnera
Vraiment pour eux? Vont-ils se dire » je suis à 15 points derrière le dernier,
Mais je vais mieux me comporter et tout changera pour le mieux! » Probablement pas, malheureusement….
« Une vraie préoccupation avec une application comme ClassDojo est de massivement miser sur des motivations extrinsèques. On devrait, il me semble, se demander si cela fonctionne, si ce type de motivation perdurera et s’il est souhaitable ou justifiable de procéder de la sorte. »
On ne peut pas demander à tous les étudiants d’avoir une motivation intrinsèque pour l’école. Certains l’ont, et d’autres pas. Au Québec, on se berce de l’illusion que le bon prof suffit pour faire naître ces motivations. Ça arrive parfois, mais c’est rare.
Le principe des équipes sportives, clubs artistiques / scientifiques et autres activités parascolaires au États-Unis est une excellente méthode. Les écoles déploient beaucoup d’énergie autour de ces différentes activités et les élèves souhaitent majoritairement participer à l’une ou l’autre de ces activités. Si l’élève n’a pas des notes suffisantes, il est exclu temporairement de ces activités jusqu’à ce que la situation se rétablisse.
C’est totalement extrinsèque, c’est totalement efficace.
Merci Normand Baillargeon pour cette perspective philosophique.
Je suis une enseignante de milieu défavorisé, où le contact avec le parent est souvent difficile. Classe Dojo nous semblait être un moyen de communication accessible pour les 2 parties, soit l’enseignant et le parent.
Nous avons discuté, en comité Règles de vie à l’école, que cet outil, classe Dojo, serait utilisé que pour le renforcement positif. L’enfant accumulerait que des points boni, jamais de négatif. De cette façon, le parent serait plus enclin à s’impliquer dans la vie scolaire de son enfant.
Classe Dojo a une utilisation très vaste. Nous avions restreint la nôtre qu’à un volet, le communication des bons comportements.
J’ai maintenant des doutes qui ouvrira à nouveau la discussion entre intervenants de l’école.
Je ne vais pas sur ce site en premier, parce que je suis confiante envers les profs et en ce qu’ils font de leurs élèves, de mes enfants, en deuxième, parce qu’il est très mal traduit. Je suis contre ce principe « d’espionnage » qui existe aussi dans certaine garderie où on peut suivre visuellement ce qui se passe tout au long du jour sur notre tablette. Ce sont des professionnels dans leur domaine, soyons optimistes et lâchons prise un peu. Si la confiance est à ce point basse qu’il faille tout savoir en direct, vaut mieux garder nos enfants à la maison en bas âge puis faire l’école à la maison ensuite. Aimeriez-vous être obligés de faire un résumé des interventions et progressions avec votre enfant pour tous congés scolaires? Et devoir répondre de vos actions aux profs si vous n’avez pas su stimuler correctement votre enfant le samedi?
Je ne suis pas de la génération instantanée, je ne me filme pas avec mes amis pour dire au monde ce que je fais, je ne ressens pas le besoin d’être connecté avec la terre entière. J’aime encore parler à ma voisine, demander de l’aide au voisin, faire des corvées avec des bénévoles qui partagent les mêmes buts que moi, siéger à des conseils d’administration qui font la différence, prendre un café avec une amie qui a besoin de parler, partager un samedi avec des bons amis. Il n’y a pas un Facebook, une Classdojo qui remplace ça. C’est cette attitude qu’on devrait cultiver avec nos enfants plutôt que leur apprendre à « aimer » ci ou ça ou se faire aimer à cause de ci ou ça. Apprendre à chercher la valorisation dans l’amour du travail bien fait, le plaisir de réaliser quelque chose, le partage, la simplicité d’un moment de bonheur tout simple, devrait être notre but en tant qu’adulte gravitant autour d’un enfant. Quand on va être vieux et qu’on regardera derrière nous, qu’est-ce qui comptera le plus? Le nombre de « like » ou la fois où un adulte a pris du temps avec nous pour jaser de ce qui était important pour nous à ce moment-là?
Chez moi, on laisse les appareils électroniques dans une armoire en entrant afin de parler, pour vrai, de communiquer, pour vrai, avec des mots, des rires, des cris parfois, mais de communiquer vraiment avec les autres êtres humains. C’est vieux jeux? Peut-être mais la parole, la réflexion, l’interaction directe est encore la base d’une bonne communication à ce que je sache et un apprentissage important qui nous servira notre vie durant. Les « like » ne serviront à rien.
J’utilise moi-même ClassDojo en classe et il y a quelques nuances qui doivent être faites. L’utilisation qu’on en fait est personnelle et varie d’un enseignant à l’autre, d’une école à l’autre, etc. L’enseignant est en mesure d’identifier lui-même les éléments qui donnent des points et en enlèvent selon les cas. Il est facile d’utiliser un langage approprié aux valeurs véhiculées en classe et d’utiliser cet outil pour du renforcement positif. Par exemple, on pourrait choisir d’accorder des points aux élèves qui sont engagés dans la tâche, aux élèves qui font preuve de coopération, d’autonomie, etc. Que ce soit de bien faire son rang, avoir son matériel, de lever la main ou de participer en classe, les enseignants sont en droit de choisir ce qu’ils veulent instaurer comme règles de vie dans leur classe selon le profil de celle-ci. Les enseignants décident aussi des récompenses s’il y a lieu et que ce soit intrinsèque ou extrinsèque importe peu en autant que l’enfant se sente reconnu, valorisé et qu’il ait compris ce à quoi on s’attend de lui. Il y a moyen d’orienter le choix des récompenses pour chacun en dressant une liste avec eux des récompenses possibles. Leur laisser le choix de la récompense est vraiment LA façon de s’assurer qu’ils soient motivés.
Pour ce qui est des parents, je pense que c’est une question de frontières à établir entre l’enseignant et les parents. Les parents peuvent activer des notifications ou non sur leur compte ClassDojo et les enseignants peuvent imprimer des bilans de la journée, de la semaine, su mois, etc.
Pour l’enseignant c’est un outil facile pour communication avec les parents et pour gérer sa classe. Tout ça se fait aussi sur un gros carton avec le nom des enfants et des étoiles à côté, mais aménagé à l’écran et en plus un outil de communication, GROS PLUS !
Sur un mode plus léger (bien que sérieux): Le 18e épisode de la 20e saison des Simpsons (« Les petites-filles modèles-réduits » pour la version québécoise, « Father Knows Worst » en version originale*) porte justement sur les parents « hélicoptères ».
SI vous avez la chance de voir l’épisode.
Je n’ai trouvé qu’un trè scourt extrait: https://www.youtube.com/watch?v=O5xxF0MMeLg
*Évitez la version français de France (« Mon père avait tort »).