Dans Le Capital au XXIe siècle, un ouvrage publié en 2014, Thomas Piketty montrait que dans nos sociétés, depuis des décennies, r > g, par quoi il faut comprendre que le taux de rendement du capital (r) est supérieur à celui de la croissance de l’économie (g).
Ce qui s’ensuit est notamment un important accroissement des inégalités. De ce point de vue, les Trente Glorieuses (1945-1975) de la redistribution de la richesse, de l’État keynésien et de la constitution d’une véritable classe moyenne auraient été une exception, une sorte d’accident rendu possible, entre autres, par les effets des deux guerres qui les ont précédées.
Le phénomène vaut bien entendu aussi pour le Québec, selon des modalités qui lui sont propres et qui tiennent notamment à son histoire et à sa culture. Mais le fait est que chez nous aussi, les inégalités s’accroissent, de manière importante. «Depuis le début des années 80, soutient un rapport de la CSQ, la part des revenus bruts (revenus de marché) que le 1% des contribuables les plus riches accaparent est passée de 7% des revenus globaux à 11,6% [1].»
La thèse de Piketty a suscité de vifs débats, en particulier à propos de la mesure des inégalités, un sujet complexe. Mais il y a dans toute cette question des inégalités économiques une importante dimension normative. En un mot, il s’agit de dire pourquoi certaines de ces inégalités, et pas d’autres, sont justes et acceptables. Diverses postures philosophiques (socialisme, libertarianisme, libéralisme, anarchisme, par exemple) parviennent alors à des positions très différentes.
Mais que pensent les Québécois?
Le point de vue des Québécois
Pour le savoir, l’Institut Broadbent s’est livré en 2014 à un intéressant et instructif petit exercice en trois moments.
On commence par un sondage dans lequel on demande aux gens ce que serait une distribution équitable de la richesse dans une société idéale. En gros, les sondés souhaitent une classe moyenne comprenant quelque 60% de la population et détenant 60% de la richesse; il y a bien dans cette société une classe de riches, comprenant 20% de la population, mais ses membres ne possèdent pas plus de quelque trois fois ce qu’ont les moins bien nantis des plus pauvres.
Il y a donc des inégalités dans ce scénario, mais elles ne sont pas très grandes.
On demande ensuite aux sondés de décrire ce qu’ils pensaient être la vraie distribution de la richesse dans leur société. Les gens soupçonnent que les faits s’éloignent de leur scénario idéal. Une classe moyenne existe encore, croient-ils; mais les plus riches possèdent cette fois 10 fois plus que les 20% les plus pauvres et accaparent quelque 50% de la richesse. Mais, malgré ces importantes inégalités, on a encore une certaine équité.
Pour finir, on leur a ensuite montré comment, en réalité (en 2012), la richesse est réellement distribuée chez eux. Les inégalités sont immenses et bien plus grandes que les sondés le pensaient. «En fait, résume-t-on, les 20% les plus riches détiennent plus des deux tiers (67,4%) de la richesse, alors que les 20% les plus pauvres ne possèdent rien du tout.»
Cela se traduit et s’explique en partie, comme le rappelle une étude de l’Institut du Nouveau Monde, par «la part grandissante, dans le revenu total des individus, des dividendes corporatifs et gains de capital, qui sont l’apanage d’une tranche très mince des populations; par les écarts grandissants des salaires les plus bas par rapport aux salaires les plus hauts; et par la perte d’efficacité des mécanismes redistributifs assurés par les États-providence.»
Inégalités et démocratie
Je suggère qu’il y a beaucoup de sagesse dans cet attachement du public à une certaine égalité et bien des motifs de s’inquiéter d’inégalités aussi importantes.
C’est qu’une véritable vie démocratique ne peut tolérer de trop grandes inégalités. L’observation remonte à Aristote, qui avançait que si vous avez de telles inégalités, il vient un moment où, à proportion, vous n’avez plus de substantielle démocratie.
Il y a d’excellentes raisons à cela. Une démocratie, si on entend comme on le devrait plus qu’une société où on élit ses dirigeants, est avant tout un mode de vie associatif, pour reprendre les mots de John Dewey: ce mode de vie suppose que les gens échangent, se rencontrent et partagent des intérêts communs, qui les unissent. Faute de tout cela, la démocratie n’est pas substantielle et on peut observer ici même au Québec ce qui se produit quand elle est menacée par les inégalités.
Les mieux nantis sont en mesure d’influencer (voire d’accaparer) les processus politiques et juridiques et, en bout de piste, leurs intérêts sont servis avec empressement, tandis que ceux des autres sont moins bien servis, voire ignorés entièrement; les médias, de même, appartiennent largement aux mêmes gens et contribuent au façonnement de l’opinion publique dans un sens favorable aux intérêts de leurs propriétaires et de leurs semblables.
Ces gens ont, en effet, entre eux, des intérêts communs consciemment partagés, qui souvent ne coïncident pas avec ceux des autres membres de la société. Ils échangent à leur propos entre eux et avec leurs semblables des autres pays, parfois même derrière des portes closes, où sont conclues des ententes à l’écart du reste du monde, qui n’en entend parler qu’au moment où elles sont ratifiées par des gouvernements qui sont eux-mêmes, en grande partie, des représentants de ceux qu’on appelle, non sans raison, le 1%.
Observez le Québec tel qu’il est en ayant tout cela en tête: bien des choses jusque-là difficilement compréhensibles prennent soudainement un sens et deviennent très inquiétantes.
Et on comprend alors la tentation de dire, inquiet, que nous vivons dans ce qui ressemble de plus en plus, et beaucoup trop, à une oligarchie…
[1] CSQ, «Coup d’œil sur les inégalités de revenus au Québec», p. 1.
Une large part de l’argent de ces inégalités dans la société ne sont pas réinvesties. On dit que cet argent, non réinvesti, fait le voyage vers des paradis fiscaux. Ce qui ajoute une courbe quasi exponentielle à ces inégalités.
Et ce qui est réinvestit, l’est très largement dans le domaine spéculatif. Domaine qui:
– Ne crée strictement rien dans l’économie réel
– Crée beaucoup de « richesse », mais uniquement virtuelle (d’où le r > g)
– Fragilise l’économie et est la cause de presque toutes les crises économiques de l’histoire depuis l’Antiquité et de toutes les crises des 40 dernières années (plusieurs économistes nous parlent maintenant de crises économiques cycliques (aux 3 ans) « normales »)
Je connaissait cette étude et elle confirme ce que je crois depuis longtemps: Si les citoyens étaient vraiment informés de la manière dont les choses fonctionnent, ils s’en trouveraient beaucoup moins pour défendre le système et beaucoup moins pour s’en contenter en croyant qu’il « n’est pas si pire que cela ».
Idem si les citoyens étaient informés correctement des diverses propositions des divers partis, avec tous les faits pertinents, ils ne voteraient pas de la même manière. (Idéalement, on devrait pouvoir se prononcer sur les propositions elles-mêmes plutôt que de voter sur les partis et leurs programmes en bloc (programmes souvent ignorés une fois au pouvoir)).
Et combien de préjugés disparaitraient ?
J’ai toujours dit que la clé d’une démocratie c’est l’information. Un système électoral et politique qui aurait de l’allure et une bonne information sur la réalité permettraient d’avoir une société beaucoup plus fonctionnelle. Parce qu’on aurait une démocratie
J’ai bien aimé votre article et je constate chaque jour le mouvement vers l’inégalité, mais pouvez-vous m’expliquer pourquoi « les gens », « monsieur et madame tout le monde », le Québécois vote toujours pour des gouvernements qui détériore la démocratie et les mécanismes de redistribution de la richesse, pour favoriser les intérêts des mieux nantis. Comment expliquer l’insouciance du bon peuple quand on spolie ses intérêts de manière aussi évidente ? Comment expliquer que l’on « se laisse tondre » en silence ? Peut-être que les symboles du mouton de la St-Jean et la devise « Je me souviens… de quoi ? de rien ! » sont plus puissants qu’on le croie.
A remarquer que depuis 1982, tous les gros partis ont pris le virage néo-libéral, avec les mesures qui augmentent les écarts de richesse. Aussi bien les gouvernements péquistes que libéraux ont joué ce jeu. Et l’apparition de l’ADQ, remplacée par la CAQ, n’a pas amélioré l’offre.
Le seul parti en chambre qui est à contre-courant doit se battre contre un système électoral absurde, un système politique qui carbure à l’argent, un milieu médiatique centralisé hostile qui préfère l’ignorer ou répandre des clichés sans fondement, …
Cela ne laisse pas beaucoup de choix aux électeurs dans un système qui favorise le bipartisme.
Et comme les lobbys financiers néo-libéraux (IÉDM, Institut Fraser, Chambre de commerce du Montréal métropolitain, Institut CIRANO, …) bénéficient d’une très large couverture médiatique pour marteler leurs « messages » (quand ce n’est pas les gouvernements qui les paient pour produire des « rapports » destinés à nous dire ce qu’ils veulent qu’on entendent), les citoyens n’entendent pratiquement toujours que les mêmes discours. Qui prétendent défendre la « justice sociale » en proposant des mesures qui, justement, augmentent les écarts de richesses.
Ce n’est pas les quelques fois qu’on entend parler, le temps d’une courte nouvelle, d’un rapport de l’IRIS qui peut rétablir l’équilibre.