Vous l’avez peut-être noté: une nouvelle expression est apparue cet été, celle d’«ère postfactuelle», dans laquelle nous serions entrés. Elle a fait mouche et pour cette raison s’est vite répandue.
Ce qu’on désigne par là, c’est un certain état de la conversation démocratique dans lequel nous nous retrouverions et qui serait caractérisé par ceci que les faits, et partant la vérité, n’ont plus guère d’importance, voire plus du tout.
L’hypothèse est en effet plausible et elle est extrêmement troublante.
Bienvenue dans l’ère postfactuelle
La campagne de Donald Trump est souvent donnée en exemple: le candidat républicain peut en effet, semble-t-il, lancer une chose un jour et le lendemain son contraire, sans souci aucun ni pour la vérité ni même, ce qui est navrant, pour le souci de la vérité que pourrait éventuellement avoir son auditoire. La campagne pour ou contre le Brexit aurait donné un autre exemple notoire de ce qui rend notre époque postfactuelle.
Comme c’est souvent le cas, un philosophe avait pressenti tout cela.
En 1986, Harry Frankfurt a en effet publié un article qui, repris en livre, deviendra un best-seller en 2005, sous le titre Bullshit. En gros, ce qui caractérise la bullshit, dit Frankfurt, comme l’ère postfactuelle, ce n’est ni le mensonge usuel ni non plus l’art de dire des conneries (on a traduit son livre en France sous ce titre), mais plutôt ce qu’on a envie d’appeler le baratin, le boniment, la poutine.
La possibilité de clairement distinguer le mensonge (ce qui manifeste tout de même une certaine préoccupation pour la vérité, ne serait-ce que pour l’occulter) du baratin a fait et continuera de faire couler de l’encre.
Mais quoi qu’il en soit, il me semble que cette idée que la vérité et les faits ne soient plus tellement importants met le doigt sur quelque chose qui décrit bien notre époque. Mais je dois aussitôt ajouter que ce quelque chose n’est pas non plus entièrement nouveau.
Une tendance lourde…
Prenez le cas tout récent de cet Office national de l’énergie, sorte de tribunal consultatif supposément impartial: les trois commissaires qui dirigeaient le comité d’audience sur le projet énergétique Énergie Est de TransCanada se sont, comme on sait, récusés, après que les partis-pris évidents de deux d’entre eux pour le projet de pipeline eurent été dévoilés – et après avoir vigoureusement nié les faits qui les révélaient, comme cette rencontre avec Jean Charest, qui était alors rémunéré par le promoteur du projet en tant que consultant.
Ce qui se mettait alors en place et qui se serait poursuivi sans les dénonciations de ces commissaires, c’est une volonté de donner l’apparence de la recherche de la vérité et de la réunion impartiale des faits, alors qu’on a d’avance décidé de la conclusion à laquelle on aboutira. Pour y arriver, on baratine, et si on baratine, c’est parce que l’on procède à l’envers d’une démarche objective et impartiale, où on réunit d’abord les faits et les arguments, avant de proposer une conclusion.
Or il existe depuis longtemps, dans nos sociétés, des institutions qui se consacrent précisément à cet exercice, qu’on appelle pudiquement de relation publique, de publicité ou de communication. Le client, qui a les moyens de se payer ce service, indique la conclusion à laquelle il veut qu’un public ciblé arrive; le fournisseur de service baratine dans le but de lui faire admettre cette conclusion, sans se soucier de savoir si elle est vraie ou non et en mobilisant les faits et les arguments qui lui donneront l’apparence de la vérité.
… mais présentant des traits inédits…
Je ne veux pas non plus nier que ce que nous vivons a aussi quelque chose de particulier. J’en donnerai simplement quelques aspects, qui me paraissent frappants et préoccupants.
D’abord, ce déclin de l’importance des faits et de la vérité semble bien se généraliser et même être accepté; il apparaît plus ou moins comme dans l’ordre des choses. Il en résulte une sorte de cynisme paralysant dans lequel il n’est pas interdit de reconnaître quelque chose de ce relativisme postmoderne qui a sévi dans les universités il y a deux ou trois décennies.
Et si les faits (allégués) et la vérité (supposée) peuvent être dérangeants, on peut s’épargner de se confronter avec eux en restant avec ceux qui pensent comme nous. Il y a bien, hélas, quelque chose de cela dans ces refus de débattre qui affligent jusqu’à l’université actuelle.
Un autre aspect de cette ère postfactuelle concerne ce que j’appellerais l’instantanéité sollicitée des réactions, qui est entretenue par les nouveaux médias et le web 2.0.
Entre les faits (si tant est qu’il y en ait encore) et la conviction, il y a ce moment de prise à distance, de réflexion, que justement l’école doit instituer chez l’enfant. Mais l’étape est allègrement franchie, même par des adultes, quand, sous la surabondance des informations, on est sans cesse invité à cliquer, à liker, à tweeter, à partager ou à commenter. Un mot nouveau est d’ailleurs apparu, qui veut cerner une partie du phénomène: la «virocratie», le pouvoir de ce qui devient viral.
Ce sont alors les sentiments et les émotions qui prennent le pas, et il me semble voir ici une part de ce qui explique ces postures morales, assurées, indéfectibles, dans lesquelles on veut se poser et être reconnu, et au nom desquelles on fustige ceux et celles qui n’adoptent présumément pas les mêmes que nous.
Tout cela parfois tient non seulement désormais lieu de débat, mais finit par l’interdire, dans une atmosphère viciée où grandit ce qui ressemble de plus en plus à des échanges d’ad hominem sur les stéroïdes.
… et inquiétants
J’aimerais me tromper.
Parce que la conversation démocratique mérite infiniment mieux.
Parce qu’elle se nourrit du choc des idées.
Parce qu’aucun sujet ne devrait y être tabou.
Parce qu’on n’avance pas si on se contente de se poser comme moralement supérieur ou en insultant les gens.
Parce que nos idées sont plus solides de s’être confrontées à qui les conteste.
Et pour finir, il est bon de rappeler qu’une montre arrêtée indique l’heure juste tout de même deux fois par jour. Ainsi, [insérez ici le nom de votre commentateur honni] pourrait, qui sait, détenir une part de vérité.
« qui serait caractérisé par ceci que les faits, et partant la vérité, n’ont plus guère d’importance, voire plus du tout. »
Ma première réaction, Normand, est de vous dire que je me reconnais de moins en moins la capacité d’avoir accès aux faits et par extension de pouvoir d’une quelque façon que ce soit poursuivre l’idée de vérité. Et je vous le demande, est-ce que l’inaccessible demeure important? Au quotidien, je me sens interpellé par nombre de chroniqueurs, politiciens, essayistes pour comprendre leur raisonnement et y adhérer (ce qui ne m’arrive jamais sans une bonne réflexion préalable). Au quotidien aussi, je suis bombardé d’informations susceptibles de nourrir ces réflexions. Or, j’ai de plus en plus à me plaindre de la partialité de cette information… elle n’est pas forcément inexacte, on ne cherche pas nécessairement à me tromper, mais elle est clairement sélective et tente d’altérer l’état de mes réflexions, d’en infléchir les conclusions. On n’accouche pas d’un beau feu de camp en utilisant des matériaux ignifuges. Vous comprenez où je veux en venir?
Si je prends le cas d’Alep, j’entends le choeur de nos médias répéter ad nauseam la vilenie du camp Assad/Russie. Si je ne vais pas au-delà… je pars en guerre demain matin. Mais si je porte attention à l’interview d’une journaliste britannique qui en revient, le bilan serait tout autre (population utilisée comme bouclier humain à Alep Est, niveaux supérieurs des hôpitaux utilisés comme base de snipers, etc). La vérité? Accessible? Et sinon, la vérité qu’on réussirait à nous implanter, serait-elle toujours importante?
Ce que je trouve particulier, c’est cette capacité qu’on a développé à considérer les vies humaines étrangères comme quantité négligeable. Des » dommages collatéraux » comme dit l’armée états-unienne. Ou même pire, comme sans intérêt, comme si on assistait aux luttes entre grandes puissances comme à une partie d’échec où les pièces prises n’ont aucune valeur intrinsèque.
Sous prétexte que certains des combattants à Alep appartiennent à des groupes qu’on considère nos ennemis et qui ne sont pas fréquentables, tous les moyens sont bons pour qu’on les élimine. Jusqu’à exterminer les civils, les femmes et les enfants et à cibler les cibles stratégiques (comme les hôpitaux parce qu’ils peuvent soigner, outre les civils, les combattants ennemis).
Le fait reste que des milliers d’innocents sont présentement massacrés sciemment. Que des millions sont délogés et ont tout perdu. Et que cela est inacceptable !
Point. Quelles que soient les raisons.
Toute autre posture intellectuelle revient à justifier l’injustifiable pour des raisons idéologiques.
Permettez que je fasse déborder votre analyse du strict domaine auquel elle est confinée : y aurait-il d’autres sphères du savoir, disons à l’université, qui serait imperméable aux faits, aux démonstrations, à l’expérience, bref, à l’approche scientifique qui s’appuie sur des données vérifiables et vérifiées ? Qui baratine pour arriver à des conclusions idéologiquement déterminées à l’avance ? Qui fait fi des recherches sérieuses pour ne retenir que les élucubrations inventives de quelques « penseurs » autoproclamés qui font de la « cogitation » pointue dans leur bureau en réinventant le bouton à quatre trous à tous les dix ans, bouton chaque fois meilleur, voire révolutionnaire ? Le relativisme postmoderne a fait des dégâts d’autant plus énormes et dommageables que les cohortes d’enseignants qui s’y sont frottés depuis une vingtaine d’années, lors de leurs études, en sont imprégnés de telle manière que, par exemple, tout le mal qui a été dit (et écrit) sur le Renouveau pédagogique trouve au contraire un terrain fertile dans plusieurs cégeps aujourd’hui. L’école n’a plus pour mission de libérer, mais plutôt d’enfoncer les étudiants en eux-mêmes par la création, l’appropriation culturelle et la construction identitaire.
Le problème des faits est qu’ils sont indépendant de l’individu. Ils sont donc dur sur l’égo, ce qui n’est pas très commercial.
Tout à fait constaté de mon côté. Plusieurs personnes de mon entourage ne veulent pas reconnaître qu’ils ont tort malgré des faits, vérifiés et revérifiés. De peur de reconnaître leurs erreurs. Leur attitude, à ce moment-là, reflète le comportement que les MSM leur ont inculqués. Désespérant.
On se leurre comme en temps de Guerre. N’attendez pas que l’ennemi vous dise la vérité, les ‘decoy’ sont la règle lorsque c’est une question de vie ou de mort. La vérité ne cesse pas pour autant d’exister, c’est la seule puissance qui maintient le mal à son juste niveau.
En effet!
Cette propension existe au plus haut niveau depuis au moins 2004, alors que Karl Rove déclarait: « The aide said that guys like me were « in what we call the reality-based community, » which he defined as people who « believe that solutions emerge from your judicious study of discernible reality. » I nodded and murmured something about enlightenment principles and empiricism. He cut me off. « That’s not the way the world really works anymore. » He continued « We’re an empire now, and when we act, we create our own reality. And while you’re studying that reality—judiciously, as you will—we’ll act again, creating other new realities, which you can study too, and that’s how things will sort out. We’re history’s actors … and you, all of you, will be left to just study what we do. » Suskind, Ron (2004-10-17). Faith, Certainty and the Presidency of George W. Bush. The New York Times Magazine (https://en.wikiquote.org/wiki/Karl_Rove)
On voit à quoi ce délire a mené!
À propos de « se poser comme moralement supérieur », chaque énoncé se posant comme vrai est-il signe d’une moralité se posant comme supérieure de la part de la personne qui l’énonce ? Si je dis par exemple que l’unité véritable ne peut exister que dans la plus totale liberté, est-ce que je me pose comme moralement supérieur ? Ma réponse : Je ne le crois pas. J’expose ce qui se présente à moi comme vrai.
Maintenant, si je dis que Donald Trump et Hillary Clinton ont du chemin à faire pour devenir des personnes exemplaires et que sans hésiter, si j’habitais aux États-Unis, je voterais pour Jill Stein du parti vert, j’expose aussi ce qui se présente à moi comme vrai…semblable (après navrantes analyses de mes sources). Mais je m’exprime sur la valeur de personnes. Est-ce cela, se placer comme moralement supérieur ? Bon , j’avoue, je devrais plutôt avancer des ~faits~, mais la liste est tellement longue ! ^^ La date des élections approche vitesse grand V, la foule semble paralysée par l’alternative absurde entre Trump et Clinton, il faut conclure. Et le parti vert est clairement un bien meilleur choix que le moins pourri des deux autres (quel qu’il soit). J’honore ceuzes qui apportent méticuleusement les faits, mais devant les lapins éblouis qui vont se faire frapper, c’est plus fort que moi, je crie : Watch out ! Tassé-toi d’là ! Et si mon cri portait et sauvait les lapins du désastre, est-ce que ce serait cela, se poser comme moralement supérieur ?
Si je dis : « Manger du fromage, c’est financer une industrie sanguinaire, c’est juste la vérité crue. Désolé, il n’y a pas de façon kioute d’en parler. » Est-ce cela, se poser comme moralement supérieur ?
Et que dire de décider que d’autres espèces d’êtres sensibles sont par décret notre garde-manger ?
« J’honore ceuzes qui apportent méticuleusement les faits » à condition, en effet, qu’ils n’accusent pas trop rondement ceux qui questionnent leur appréhension des faits de « se poser comme moralement supérieurs » ou « d’insulter les gens ». Sinon, ce qu’il faudrait entendre, c’est qu’on veut garder pour soi et pour ceux qui partagent ses vues le monopole de la bonne foi, de la courtoisie et de la bienveillance, si ce n’est de la vérité . L’auteur aurait bien raison d’en appeler à une éthique de la conversation démocratique, mais la conséquence en est qu’on doit aussi accepter que les idées soient interrogées au regard des motifs qui animent ceux qui les soutiennent, pour le cas où il pourrait paraître que des présupposés affectent le jugement. Si j’estime d’avance que je ce que l’auteur d’un texte est vrai parce qu’il en est l’auteur, je commets un appel à l’autorité. Si je l’estime faux pour les mêmes raisons, je commets une attaque ad hominem. Si j’estime qu’il se trompe et qu’il oppose à l’invitation d’examiner à leur mérite les motifs de ce désaccord une fin de non recevoir, il se met lui-même à risque de justifier la suspicion « se poser comme moralement supérieur », surtout s’il peut en chemin compter les consolations affectives.
Néologisme : trumperie au lieu de tromperie……
Texte criant de vérité et inquiétant. Non seulement la sphère politique en est afectée mais aussi la gestion publique et parapublique qui en découlent, permettant ainsi la propagation de la philosophie neoliberale comme vérité absolue et incontestable, reléguant la gauche a un rôle d’hurluberlus fantaisistes.