On a beaucoup dit de l’année dernière qu’elle était celle du populisme et de la postvérité.
Il y a évidemment quelque chose de juste dans ces observations: qu’on pense au Brexit ou à l’élection de Donald Trump, pour prendre les deux exemples les plus souvent cités, on se trouve bien devant ce qu’on peut qualifier d’un populisme accompagné d’un mépris des faits, permettant de raconter n’importe quoi sans être contredit ou sans en subir les usuelles conséquences. Un certain air du temps est bel et bien désigné par là et chacun de nous le sent bien.
Mais je suggère un peu de prudence dans l’emploi de ces termes et je me demande, légèrement inquiet, si à trop insister sur la nouveauté radicale de ces phénomènes, on ne laisserait pas échapper une part importante de ce qui se déploie sous nos yeux.
Considérez le concept de populisme.
Définir le populisme
Il y a trois caractéristiques du populisme sur lesquelles on s’entend généralement. Le populisme, dit-on, est l’idée qu’il existe un peuple; que celui-ci a été trahi par des élites; et que les maux et les griefs du peuple sont entendus par la personne ou le parti justement appelé populiste, qui promet de corriger la situation.
Mon problème est que ces caractéristiques peuvent, au moins en gros, et si on en donne une acception généreuse, s’appliquer à peu près à n’importe quelle idéologie politique; et je crains que le mot en vienne à servir de repoussoir pour désigner une position que l’on n’aime pas.
Le nationalisme, le communisme, le socialisme, le libertarianisme, le fascisme, et j’en passe, prétendent en effet tous parler au nom du peuple – il est même normal qu’il en soit ainsi: faire de la politique, c’est traduire ou dévoiler des aspirations populaires; ces idéologies soutiennent aussi, à des degrés variables, que ce peuple a été trahi par des élites et des groupes (les bourgeois, la métropole, etc.) différents selon le cas; et les partisans de cette idéologie prétendent entendre les griefs du peuple et savoir comment corriger la situation: c’est même en partie pour cela que l’on fait de la politique.
Devant ces évidences, on ajoutera alors que c’est le refus du politique, de la discussion, voire des institutions publiques, auquel on substitue le mensonge, la fourberie, les insultes, la démagogie, voire la violence, qui caractérise le populisme.
L’argumentaire est alors plus solide et plus convaincant. Mais il reste selon moi discutable. Ce n’est pas tant que chacun, en politique, peut être coupable de nombre de ces travers, mais c’est surtout que cette perversion de la démocratie représentative est trop souvent devenue chose courante. Et s’il est vrai qu’on va rarement jusqu’où se rend Trump en matière d’attaques personnelles et d’injures, en ce qui concerne les tromperies et la fabrication des consentements, on n’a pas attendu le populisme de ces dernières années pour s’en donner à cœur joie.
Malaise dans la démocratie
Restons-en aux États-Unis, dont on souhaite qu’ils n’annoncent pas ce qui s’en vient ailleurs.
Si on prend un peu de recul, que constate-t-on?
Depuis des décennies, les élections sont modelées sur l’exemple des campagnes de marketing de vulgaires dentifrices: la vie démocratique y est profondément pervertie par l’argent, les lobbies et les firmes de relations publiques. Elles font appel aux émotions et sont sans grande substance, ignorent peu ou prou des enjeux que les gens disent importants pour eux, sont faites de promesses vides et généralement non tenues; des politiques d’une immense importance, notamment celles qui concernent l’économie, sont exposées au public dans une langue qui rappelle la novlangue d’Orwell et sont largement décidées par des grandes entreprises et des politiciens qui les sert, cela à l’abri de toute supervision et sans reddition de comptes à… Mais à qui donc? Au peuple!
Et le dire n’a rien de populiste.
C’est pour une bonne part lui, le peuple, qui vient d’élire Trump, plus précisément cette classe moyenne qui croyait au rêve américain et qui est persuadée d’avoir joué le jeu en toute honnêteté, d’avoir fait tout ce qu’il fallait pour avancer, à qui on a promis que les échanges supposément libres apporteraient la réalisation de toutes les promesses de mobilité sociale et de réussite économique, mais qui s’est retrouvée flouée et qui ressent intimement cette trahison… et qui s’est une fois de plus fait rouler dans la farine, comme le démontrent les nominations aussitôt faites par Trump, les réactions enthousiastes des marchés à son élection et le fait qu’il s’apprête, comme c’était prévisible, à gouverner comme un bon républicain – ce qui n’est pas si loin d’un bon démocrate, de la même manière que bien des partis politiques de gauche, depuis 40 ans, ont mené des politiques de droite.
Ce qui s’est passé aux États-Unis, par-delà la bouffonnerie et la grossièreté de l’homme à la moumoute jaune, c’est, j’en conviens, une forme de populisme à l’heure de la postvérité. Mais, ne l’oublions surtout pas, rien de tout cela n’est entièrement neuf, sinon la dangereuse imprévisibilité du personnage. Trump est ainsi le prolongement bouffon de ce qui se vit depuis trop longtemps dans ce pays – et ailleurs dans le monde aussi. Ce qu’on appelle le populisme de Trump, c’est la démocratie bafouée depuis des décennies qui tire la langue, c’est le «peuple» qui réclame qu’on l’entende, tirant lui aussi la langue.
On jurerait qu’une partie de la gauche et des forces progressistes n’a rien entendu de ces cris de colère et de détresse et qu’elle s’est contentée de critiquer les victimes; une autre partie a bien tenté de répondre à ces attentes, par exemple Sanders. Avec un certain succès, il est vrai.
Mais si on a à cœur l’avenir de la démocratie, tout cela devrait nous inquiéter. En fait, nous sommes nombreux à ne pas avoir attendu Trump pour être inquiets… et à espérer que les Sanders de ce monde trouvent mieux – et vite – les oreilles, le ton et les mots pour dialoguer avec le… peuple.