Depuis quelques années déjà, on parle beaucoup, en bien comme en mal, de multiculturalisme. Mais trop souvent, on ne se donne pas la peine de définir le mot. De quoi s’agit-il exactement? Voici un début d’explication.
Le concept provient de la philosophie politique, et notre bien connu Charles Taylor en est un des théoriciens majeurs.
Le concept et sa justification
Au point de départ, le constat indéniable du pluralisme de nos actuelles démocraties libérales, où coexistent diverses communautés, cultures, religions, langues, etc.
Longtemps, ces sociétés ont été relativement homogènes et un groupe plutôt unifié sur tous ces plans y dominait. Une certaine conception dite libérale de l’individu y était aussi répandue, le décrivant comme autonome et faisant en toute liberté des choix de vie.
Arrivent là-dessus, il y a trois décennies environ, les multiculturalistes (il y en a diverses écoles), dont Taylor.
La première chose qu’ils nous rappellent est que nous forgeons nécessairement notre identité à partir de pratiques et de croyances (et à travers d’elles) de notre groupe d’appartenance et leur réception par autrui, et que nous ne sommes donc en rien ces sujets désincarnés des libéraux ci-devant.
La deuxième est que faute de voir ces pratiques et ces croyances reconnues – par des institutions et par des politiques, notamment –, des personnes et des groupes risquent d’être discriminés et d’entretenir une image négative d’eux-mêmes. Le cas des Noirs américains est cité par Taylor: «Durant des générations, la société blanche a entretenu d’eux une image dégradante que certains Noirs ont fini par endosser. Selon cette analyse, leur auto-dépréciation devient un des plus efficaces instruments de leur oppression.»
De plus, en raison de leurs croyances et de leurs pratiques, des personnes et des groupes rencontrent, pour exercer leurs droits et prendre pleinement part à la vie sociale, politique et économique, des obstacles particuliers que les membres du groupe majoritaire, eux, ne rencontrent pas. Pensez à la langue, au calendrier, à la nourriture, et à mille autres choses encore…
La troisième est une conséquence de ce qui précède: la justice demande de mettre en place des politiques qu’on dira de la reconnaissance ou de la différence, qui lèveront ces obstacles, un peu sur le modèle de ce qui se fait déjà, et sans que cela pose problème, pour certains groupes – on installe par exemple dans les édifices publics ou même privés des rampes d’accès pour les personnes handicapées.
Nous avons eu dans le passé, dira-t-on, au nom de la justice et de la dignité, des politiques universalistes interdisant de discriminer pour des motifs arbitraires et non pertinents comme le sexe, la culture, la religion, etc. Voici venu, toujours au nom de la justice et de la dignité, le temps des «politiques de la différence». Taylor écrit: «Par la politique de la différence, ce dont on demande la reconnaissance c’est l’identité unique de ce groupe ou de cet individu qui les distingue de tous les autres. L’idée est que c’est précisément cette distinction qui a été ignorée, gommée ou assimilée à l’identité dominante ou majoritaire. Et cette assimilation constitue le péché le plus grave contre l’idéal d’authenticité.» Rappelons, c’est important, que ce péché menace le droit des individus et des groupes à pleinement participer à la vie sociale, politique mais aussi économique. Cela justifie, dit-on, que ces individus et ces groupes pourront jouir des droits différenciés.
Nos accommodements raisonnables? Il y a plusieurs sources, mais en voici une importante.
Ces idées se conjuguent volontiers avec une conception différente et dite ouverte de la laïcité – l’autre, parfois appelée républicaine, étant jugée sévèrement pour des raisons que je vous laisse déduire.
C’est là un argumentaire puissant et riche et qui a beaucoup influencé nos politiques publiques. Il a aussi beaucoup fait jaser et écrire et a été vivement contesté.
Voici quelques-unes de ces critiques, parmi les plus discutées.
Quelques critiques marquantes
Une première concerne ce qui est perçu comme du relativisme chez les multiculturalistes, dont on déplore une tendance à refuser de juger négativement telle ou telle pratique ou croyance. Or, dira-t-on, il existe des croyances et des pratiques intolérables et la posture multiculturaliste risque de nous conduire (ou nous a conduits parfois…) à une inexcusable tolérance devant l’intolérable.
Une deuxième critique concerne le statut accordé à la communauté et à la culture dans cette vision des choses, dont on dira qu’elle les pose comme un tout homogène, alors qu’ils sont différenciés. On rappellera ainsi que les cultures ne sont pas monolithiques, qu’elles ont toujours interagi et se sont mutuellement influencées.
On rappellera aussi que dans toute communauté, il y a des dissidences, des divergences, des désaccords. Ne risque-t-on pas de faciliter l’oppression des groupes minoritaires (ici, les homosexuels, là, les athées, par exemple) par une vision trop multiculturaliste? Notez qu’à travers cette critique, c’est le sujet libéral de tout à l’heure, peut-être trop vite congédié, qui fait son retour…
Un troisième groupe de critiques procède à partir d’ici: celle des féministes, percutante et importante. Certaines ont en effet fait valoir que la reconnaissance de droits à des groupes peut, à l’interne, contribuer à l’oppression des femmes et accentuer leur marginalisation ou leur oppression dans ce groupe, et qu’il y a donc, potentiellement au moins, contradiction ou incompatibilité entre féminisme et multiculturalisme.
Une quatrième critique émane des courants nationalistes. Elle soutient notamment que la défense des cultures minoritaires peut finir par s’accompagner d’un mépris d’existence, voire d’un déni, de la culture majoritaire, dont toute défense serait assimilée, à tort, à du racisme ou à de la xénophobie.
Je m’en tiendrai là, même si je n’ai pu qu’effleurer le sujet. Car ce qui est en jeu derrière tout cela, et c’est ce qui rend ce dossier si complexe, c’est entre autres les conceptions qu’on se fait du sujet, de la vie collective, des droits des individus et des groupes, ainsi que du rôle de l’État.
Mais j’espère au moins vous avoir convaincu qu’il y a là matière (féconde) à débat et à discussion, et, qui sait, vous avoir donné le goût de lire Taylor – et aussi ses critiques, bien entendu.