L’annonce que les dirigeants de Bombardier allaient s’octroyer de substantielles hausses de salaire a récemment suscité une vive colère au Québec.
Il faut dire qu’elle arrivait alors que l’entreprise, qui venait de bénéficier de 1,3 milliard $ d’aide publique du Québec, disait prévoir supprimer quelque 14 000 postes d’ici l’an prochain. Ajoutez encore à cela le fait que bien que Bombardier ait perdu près de 1 milliard $ l’an dernier, ses cinq plus hauts dirigeants (ces demandeurs d’aide publique) avaient touché 32 millions $ en primes.
Bombardier a justifié ces hausses salariales en disant qu’elles sont ce que le marché commande. Mais cette explication n’est guère convaincante dans la bouche de gens qui refusent la discipline du marché quand elle leur est défavorable, et qui se réfugient alors dans les jupes des fonds publics. Bref: des gens qui confirment l’enrageante rengaine usuelle de la privatisation des profits et de la socialisation des risques et des pertes.
Tout cela devrait donner à méditer sur ce véritable totem de notre époque qu’est cette idée de marché.
Voici quelques informations à ce sujet que l’on souhaiterait connues de tout le monde.
Aux origines
On a voulu, aux 18e et 19e siècles, faire de l’économie une science, sur le modèle de la physique. Mais s’agissant d’humains supposés libres et imprévisibles, qu’est-ce qui pourrait bien jouer le rôle de ces atomes aux comportements mathématiquement exprimables et prévisibles parce que régis par des forces comme la gravité? Et que seraient ces forces?
On postula des Homo œconomicus, rationnels et cherchant toujours à maximiser leur profit. L’agrégation de leurs comportements dès lors prévisibles permettra de définir un «marché» et, par exemple, de dessiner des courbes de l’offre et de la demande et de prévoir des cycles économiques.
Des failles vont pourtant vite apparaître dans ce modèle. En voici deux, majeures.
Pour commencer, les cycles économiques ne correspondent souvent pas aux prédictions: les prix et les salaires souffrent de «rigidités» et ne s’ajustent pas comme prédit. Un certain Keynes réfléchira en ce sens à la crise de 1929 et recommandera de profondément repenser le modèle classique.
Plus tard encore, on devra reconnaître que l’Homo œconomicus est bien loin d’être aussi rationnel qu’on le pensait, et on créera même au 20e siècle une discipline nouvelle, l’économie comportementale, pour en rendre compte.
Mais il y a pire encore: sur ses bases mêmes, le marché présente des défaillances importantes. La plus grave pourrait être que le modèle néglige de prendre en compte les effets sur des tiers partis des échanges entre contractants – ce qu’on appelle des externalités.
Il arrive que ces effets soient bénéfiques: votre riche voisin fait éclairer sa rue et tous bénéficient sans payer de cette externalité positive. Mais il arrive aussi qu’ils soient néfastes et l’externalité est alors négative, comme quand cette entreprise déverse dans la nature des produits toxiques dont tous pâtissent. (Devinette: saurez-vous dire comment se nomme ce qu’on appelle souvent la plus grave des externalités négatives à laquelle l’humanité est aujourd’hui confrontée?)
Mais ce n’est pas tout.
Ce qui ne devrait pas être «marchandisé»
Oublions les défaillances du marché.
Oublions tout ce qui fait que, en pratique, on est souvent bien loin du marché idéal théorisé et mathématisé par les économistes.
Oublions même que des entités comme des entreprises sont désormais des acteurs à titre de «personnes morales» et oublions aussi qu’elles se tournent vers les fonds publics quand le marché ne les favorise plus.
Oublions tout cela, puisque c’est de toute façon ce qu’on fait depuis quelques décennies, en étendant toujours plus la sphère de ce qui est soumis au marché.
Une question se pose alors: y a-t-il des limites à cette extension? Y a-t-il des raisons valables qui feraient qu’on devrait refuser que telle ou telle chose soit vendue et achetée?
Pour vous aider à y réfléchir, voici quelques exemples, recensés par le philosophe Michael Sandel:
- Payer les élèves pour qu’ils lisent des livres.
- Un village dont nombre des femmes sont des mères porteuses.
- Payer quelqu’un pour que, durant des heures, il fasse la file à votre place.
- Payer pour avoir le numéro de téléphone privé de son médecin.
- Payer pour avoir, en prison, une cellule privée et très confortable.
- Vendre son sang.
- Vendre un de ses reins.
- Acheter un permis de tuer un animal d’une espèce menacée d’extinction.
- Payer une personne pour qu’elle se fasse tatouer une publicité sur le front.
- Privatiser l’éducation; la santé.
- Payer pour avoir le droit de polluer.
- Payer des mercenaires pour défendre/attaquer un pays.
- Payer une personne pour tester un médicament.
Vastes questions.
Sandel nous met d’abord en garde, et je pense qu’il a bien raison de le faire, contre ces cas où lorsqu’un bien devient marchandise, il est par là corrompu et perd de sa valeur – et peut-être même la perd tout à fait à terme.
Des exemples?
La valeur qu’on attribue au fait de lire n’est-elle pas menacée si l’enfant ne lit plus que pour être payé?
La dignité d’une personne n’est-elle pas corrompue quand Nike est en permanence tatoué sur son front?
Mais cette personne a bien sûr pu se retrouver dans une situation telle que cette option était l’une des rares qu’il lui restait.
Cela nous conduit à une deuxième mise en garde de Sandel: la marchandisation de certains biens peut générer des inégalités qui pèsent lourd sur la possibilité de mener une vie digne. C’est qu’en ce cas, plus vous êtes riche, plus vous avez alors accès à des choses comme la santé, l’éducation et ainsi de suite.
Imaginez alors que les décisions économiques prises par les partis politiques soient elles aussi marchandisées, en ce sens qu’on pourra les influencer à proportion de la fortune dont on dispose. (Suivez mon regard…)
Arrive là-dessus la mise en garde du vieil Aristote, qui soutenait que la démocratie ne peut tolérer de trop grandes inégalités et que quand celles-ci augmentent excessivement, la démocratie recule.
Chez nous, en 2012, les 20% les plus riches détenaient plus des deux tiers (67,4%) de la richesse, alors que les 20% les plus pauvres ne possédaient à peu près rien du tout. Et au Canada, en 1998, la rémunération des patrons des 60 plus grandes entreprises canadiennes cotées en bourse était en moyenne 60 fois le salaire médian. En 2010, elle était de 150 fois ce même salaire. On dit que c’est un record du monde.
J’ai ma petite idée sur ce que dirait Aristote…
Ah! J’allais oublier. Notre plus grave externalité négative? Le réchauffement climatique anthropique, bien entendu…
Et pourtant…il tourne! (Le monde)…quand même incroyable, vu l’état des choses!
Merci pour ce billet. Et j’ajouterais à la liste des choses que les économistes ne calculent pas : le coût inestimable que procure la nature dans notre économie. À titre d’exemple, quelles seraient les conséquences économiques sur l’industrie agroalimentaire et en bout de ligne sur le coût de la vie si, demain matin, il n’existait plus aucune abeille sur la terre pour assurer la polénisation des plantes que l’on consomme? Et ce n’est que petit exemple. Nous prenons tellement de choses pour acquises.
Merci pour cette chronique. Elle fait du bien. J’ajouterais à la liste des choses que les économistes omettent de calculer dans leur système, c’est la valeur que la nature injecte dans le système et qui n’est jamais pris en compte comme si elle nous était acquise. Prenons l’exemples des abeilles. Imaginez un seul instant le coût que cela représenterait sur l’industrie agroalimentaire et forcément sur le coût de la vie si, demain matin, les abeilles disparassaient d’un seul coup. Plus d’agent polénisateur. Niet. Et ce n’est qu’un exemple tout simple.
M. Baillargeon fustige ces «gens qui refusent la discipline du marché quand elle leur est défavorable, et qui se réfugient alors dans les jupes des fonds publics.» Une façon comme une autre de reconnaître le socialisme pour ce qu’il est en réalité. Cette phrase du chroniqueur – à laquelle je souscris sans réserve – illustre bien l’inconséquence d’une certaine rhétorique antilibérale et confirme le diagnostic du sociologue français Raymond Boudon: «Sans nécessairement le savoir, les antilibéraux reprochent surtout aux sociétés libérales d’être infidèles aux principes du libéralisme. Les antilibéraux se recrutent pour une large part parmi ceux qui se désolent que le programme libéral ne soit pas mieux réalisé» («Pourquoi les intellectuels n’aiment pas le libéralisme», Paris: Odile Jacob, 2004, p. 207).