Prise de tête

Yvon Deschamps, le philosophe moqueur

L’humour est une chose sérieuse. Il l’est pour bien des gens, y compris pour les philosophes. À tel point qu’on a pu composer un manuel de philosophie complet dans lequel tous les concepts sont introduits et présentés par des blagues qui les illustrent (T. Cathcart et D. Klein).

Vous ne me croyez pas? Voyez plutôt.

Un concept expliqué par une blague

Il arrive qu’un système de croyance soit infalsifiable, c’est-à-dire tel que rien ne pourra faire que la personne qui y adhère y renonce, puisque tout sera interprété à la lumière de ce système et de manière à le renforcer.

Prenez les débats entre athées et croyants: ne donnent-ils pas parfois l’impression de ne jamais pouvoir aboutir, justement, pour cette raison qui fait qu’au fond ils n’ont jamais même commencé?

La blague qui suit illustre cette idée et la rend inoubliable!

Une vieille dame très pieuse s’installe dans un village, juste en face du domicile du bien connu athée fervent qui y habite. Le premier matin, la vieille dame, qui n’ignore rien de son voisin, sort sur son balcon et lance, les yeux au ciel: «Loué sois-tu, Seigneur!» L’athée, qui l’attendait, rétorque bien fort depuis son propre balcon: «Dieu n’existe pas!»

La scène se répète tous les matins à la même heure et amuse le village.

Mais la vieille dame connaît bientôt de sérieux problèmes financiers, et un matin, piteuse, elle sort sur son balcon et dit, les yeux au ciel: «Seigneur, viens à mon secours: je n’ai plus rien à manger.» L’athée, ému, ne dit rien.

Le lendemain matin, la vieille dame, sortant sur son balcon, y découvre les nombreux sacs d’une grosse commande d’épicerie déposés là. Les yeux au ciel, elle dit alors, mains jointes: «Merci, Seigneur!» À ces mots, l’athée sort d’un buisson où il s’était tapi et lui lance: «Ah! ah! C’est moi qui ai acheté tout ça! Dieu n’existe pas!»

La vieille dame lève de nouveau les yeux au ciel et dit tout doucement: «Loué sois-tu, Seigneur! Non seulement tu me procures de la nourriture, mais en plus, tu la fais payer par Satan!»

Mécanismes et périls du rire

Les philosophes ne se sont pas penchés sur le rire seulement pour ses vertus pédagogiques. Ils et elles ont aussi cherché à en comprendre les mécanismes, et ce faisant identifié à la fois ses bienfaits et ses possibles dangers. Voyez plutôt.

Un des mécanismes du rire (et du sourire…) est cette satisfaction ressentie devant les carences, les travers, les défauts que l’on constate chez autrui. Le rire, disait le philosophe Thomas Hobbes (1588-1679), ponctue la victoire narcissique que nous procure le spectacle des faiblesses d’autrui. Vous trouverez très facilement de nombreux exemples de blagues reposant sur ce procédé.

Mais voilà, et c’est pourquoi tant de gens se méfient non sans raison du rire et de ses possibles effets, la ligne peut être mince entre rire de bon cœur et sans malice des travers d’un autre ou d’un groupe et les dénigrer d’une manière inacceptable, où il n’y a vraiment plus de quoi rire parce qu’on est alors tombé dans la haine, le racisme, la misogynie, et ainsi de suite.

Mais quand il échappe à de tels travers, le rire peut avoir des bienfaits appréciables. Il arrive par exemple qu’il puisse servir à dénoncer des travers collectifs, à esquisser des besoins de changement, à faire prendre conscience de défauts et de carences en donnant le goût de les corriger.

Je pense qu’au Québec, un génie du rire pédagogique, du rire moral, du rire qui nous grandit, un véritable génie de l’humour a joué ce rôle pour nous.

Il s’appelle Yvon Deschamps.

Hommage à un grand monsieur

Il aura été de ceux qui prennent le pouls de leur société, qui en disent en souriant les travers et qui esquissent modestement, avec un ton dans lequel on entend autant les doutes qui l’habitent que les valeurs profondes qui l’animent, une avenue vers laquelle on pourrait aller pour s’en débarrasser.

Il aura réussi ce tour de force de nous tendre un miroir dans lequel on voyait simultanément nos défauts et ce que nous pouvions être. Un baromètre prenant la pression du Québec et une boussole indiquant notre Nord. Un barosol. Deschamps est un barosol.

Travail, syndicalisme, mondialisation, médias, racisme, féminisme, guerre… il n’y a guère de sujets qui ont traversé nos sociétés qu’il n’a su traiter avec humour, sagesse et pédagogie. Louis Cornellier a dit ce qu’il fallait dire quand il a écrit que «Deschamps a su transformer la provocation en marteau philosophique pour édifier une œuvre sans équivalent dans notre univers culturel».

Le 31 juillet, ce sera son anniversaire, l’anniversaire d’un immense monsieur à qui nous devons beaucoup, d’un bon génie qui nous a rendus meilleurs, d’un homme à qui je dois beaucoup moi aussi. Il aura encore 20 ans – cela fait quelques fois déjà qu’il a 20 ans.

Je tenais à lui dire tout cela, en lui disant merci et en lui souhaitant de très nombreux autres 20 ans.

Je regrette seulement qu’on ne le voie ni ne l’entende plus guère, depuis trop longtemps déjà.

Il me manque.

À vous aussi, je parierais…