Prise de tête

La statue

À la fin de sa vie, le grand poète et parolier Gilbert Langevin (1938-1995), qui fut mon ami, demandait malicieusement à la ronde: «Quelle est la devise du Québec?» Et il répondait aussitôt lui-même à sa propre question par: «Je m’en souviens plus!»

Il n’est pas nécessaire d’avoir notre devise pour nous préoccuper de mémoire collective (et il ne suffit pas de l’avoir pour le faire correctement…); mais tous les pays, comme on sait, s’efforcent de garder souvenir et trace de leur passé. On le fait en écrivant son histoire, bien entendu, mais aussi, entre autres, en érigeant des monuments, des musées, des sites et des statues.

Ce devoir de mémoire peut faire polémique au moment où on l’exerce; il peut aussi, avec les années, finir par susciter la controverse.

Considérez à ce propos ce qui se passe en ce moment à Halifax.

Le cas Cornwallis

Edward Cornwallis (1713-1776) est un militaire anglais qui sera nommé gouverneur de la Nouvelle-Écosse en 1749. Il y fondera la ville de Halifax. L’événement est commémoré en 1931 par l’érection d’une statue située dans un parc de la ville qui porte également son nom.

Or, depuis plusieurs années, cette statue suscite la controverse. Tout récemment, en attendant de décider s’il convient ou non de la démolir, la municipalité l’a fait recouvrir d’une bâche. Le nœud de la polémique est le traitement que Cornwallis a fait subir aux Autochtones; il offrait même des primes pour des scalps, c’est vous dire…

L’occasion m’a semblé pertinente pour réfléchir sur ces devoirs de mémoire.

Se souvenir

On peut distinguer deux grandes questions que nous posent ces commémorations: de quoi convient-il de se souvenir? Comment convient-il de le faire?

À la deuxième question, on peut donner diverses réponses: en écrivant des livres; en installant des plaques commémoratives; en préservant des lieux ou des bâtiments; en observant, à un moment convenu, toujours le même, un moment de silence (en Grande-Bretagne, 2 minutes de silence sont observées le 11 du 11e mois à 11 heures pour souligner la fin de la guerre de 14-18); et de bien d’autres manières encore, notamment par l’érection de statues.

Mais c’est bien entendu ce dont on choisit de se souvenir (ou pas…) qui est le plus délicat et qui pose parfois problème – ou qui finira par poser problème, en raison de nos changements collectifs de pensées ou de valeurs.

D’abord, il n’y a rarement, voire jamais, de consensus sur les événements importants. Prenons justement cette guerre que je viens d’évoquer et que nous commémorons chez nous avec ces coquelicots de papier vendus en novembre.

Comme toute guerre, elle a fait des résistants, des pacifistes, des nationalistes et des bellicistes, sans oublier les vainqueurs et les vaincus ni toutes les victimes – militaires et civiles, des deux côtés. Qui aura son monument? Ce sont souvent les vainqueurs, ceux qui écrivent l’histoire comme le veut le vieil adage, qui en décident.

De plus, l’événement s’éloignant, il arrivera que l’on porte sur lui un autre regard que celui qu’on lui a d’abord porté.

On le devine sans doute: les enjeux sont ici aussi importants que les questions sont complexes. Je ne prétends pas avoir de réponse, mais je veux me risquer à modestement indiquer dans quelle direction se trouveront sans doute les réponses que je trouverais les meilleures.

Quelques pistes

Je suggère qu’il conviendrait d’aller là où nous conduiraient quatre grands principes.

Le premier est une sorte de cosmopolitisme humaniste qui adopte la perspective selon laquelle l’humanité ne fait qu’un et qu’il faut se méfier des cloisonnements, des enfermements, identitaires ou nationalistes. Quand Russell et Einstein écrivaient, dans leur combat contre la menace nucléaire, «Souvenez-vous de votre humanité et oubliez le reste», c’est de ce principe qu’ils se réclamaient.

Le deuxième est un principe d’équivalence qui devrait nous inciter autant que faire se peut à ne pas occulter nos propres erreurs, nos crimes, nos turpitudes, et à honorer toutes les victimes.

Le troisième nous invite à prendre l’exercice au sérieux en nous rappelant que ce que nous ferons sera un témoignage de notre lecture du monde et de nous-mêmes à un moment précis de notre histoire.

Le dernier nous rappelle le caractère provisoire et en droit toujours révisable du jugement porté.

Certaines commémorations vont en ce sens; d’autres guère, voire pas du tout.

Le monument érigé à Washington en souvenir de la guerre du Vietnam, guerre injuste s’il en fut, entre dans cette dernière catégorie: il ne contient que les noms des quelque 60 000 soldats américains tués durant cette guerre.

L’Anneau de la Mémoire (Pas-de-Calais, France, 2014), par contre, va dans le sens que je préconise. On y trouve les noms de 579 606 soldats morts durant la Première Guerre placés en ordre alphabétique, toutes nationalités, origines ou religions confondues.

Le Mémorial de l’Holocauste, à Berlin, va lui aussi en ce sens, tout comme la préservation des bâtiments d’Auschwitz. Les Allemands ont même un terme pour désigner des monuments qui gardent une trace de nos erreurs et de nos crimes: Mahnmal.

Une plaque sur les écoles de Paris rappelant que si des enfants juifs en furent arrachés pour aller vers leur mort, ce fut avec la complicité de la police française, va aussi en ce sens.

La statue à Cornwallis? Je pense qu’avec mes principes, je la laisserais là: mais avec une toute nouvelle et très objective inscription et en érigeant une autre statue, juste à côté.