Il est parfois facile de décider qu’une personne ou une société est raciste.
Une personne raciste?
Voyez cet homme blanc membre du KKK (ou d’une quelconque organisation suprématiste blanche) pour qui les Noirs sont des êtres inférieurs. Voyez encore Joseph Arthur de Gobineau (1816-1882), auteur de l’influent Essai sur l’inégalité des races humaines (1853), qui contribuera à propager le mythe de l’aryen: il existe selon lui trois races (noire, jaune, blanche); leurs capacités intellectuelles sont inégales et les Noirs sont au bas de l’échelle; il soutient encore que le métissage des races conduit inéluctablement à la dégénérescence.
Une société raciste?
L’Allemagne nazie, inspirée entre autres par Gobineau, en est un parfait exemple, tout comme l’Afrique du Sud sous l’apartheid, les États-Unis esclavagistes ou le Canada et les Autochtones. Là, le racisme a été institué, revendiqué, inscrit dans le droit qui proclamait des lois racistes.
Mais c’est rarement aussi simple. Déjà, on aura deviné qu’une société peut être en droit raciste (ou non raciste) tandis que certains de ses membres peuvent ne pas l’être.
La situation est en fait plus complexe encore, ce que la recherche en sciences sociales a abondamment montré.
Biais
Nous savons par exemple que nous avons tous des biais cognitifs: nous nous pensons volontiers objectifs (et croyons que les autres, eux, sont biaisés); nous méconnaissons les éventuels privilèges que nous confère notre situation; et nous nous pensons volontiers exempts de tout racisme.
Vous aurez une idée de ces biais en visitant le Musée de la tolérance, à Los Angeles. Vous commencerez votre visite avec une présentation de tous ces groupes à propos desquels on peut faire – et on a effectivement fait – preuve d’intolérance. Tous ceux auxquels vous pouvez penser y sont, ou presque: les Noirs, les juifs, les Arabes, les homosexuels, les lesbiennes, les obèses… Vous devrez ensuite entrer dans le musée proprement dit par une ou l’autre des deux portes: celle pour les gens intolérants; celle pour ceux qui ne le sont pas.
Certaines personnes n’ont toujours pas compris et tentent d’entrer par cette dernière porte, qui est verrouillée…
À la question «êtes-vous raciste?», presque tous (et plus encore dans une société qui condamne explicitement le racisme ou en fait un délit) répondront non. Ce sera souvent de bonne foi. Et ce pourrait être vrai.
Comment décider si ce l’est vraiment? Il n’est pas facile de répondre à cette question. Mais l’accusation est si grave qu’on ne peut l’éluder.
Des concepts à manipuler avec soin
Il faut ici être très prudent.
Il y a, pour commencer, des frontières pas toujours nettes entre le racisme et divers autres concepts.
On pourra ainsi être intolérant à divers degrés sans être vraiment raciste.
On pourra encore être mal à l’aise devant l’étranger qu’on ne connaît pas, en avoir peur, sans être raciste à proprement parler – et d’ailleurs, l’intolérance, la xénophobie et le racisme reculent avec les contacts et la familiarité avec les autres.
On pourra aussi, cette fois en toute connaissance de cause, juger déplorables des us, des coutumes, des habitudes ou des religions sans être raciste et sans avoir à en recevoir l’accusation. D’autant que l’on entre ici dans le territoire, à soigneusement protéger, de la liberté d’expression. Tenir des propos racistes ou haineux est interdit par la loi, mais tout propos critique n’est pas nécessairement raciste ou haineux; dans le doute, il ne nous revient ni à vous ni à moi d’en décider, mais aux tribunaux.
Et puis, sans être raciste ou avoir des intentions racistes, on peut défendre des politiques qui, dans les faits, ont des implications différenciées pour divers groupes: c’est le cas avec certaines conceptions plus républicaines de la laïcité. Ce serait un bien mauvais procès à faire à leurs défenseurs que de les présumer racistes.
On m’accordera que ce n’est pas toujours simple. D’autant que d’autres biais entrent en jeu.
Des biais à connaître
C’est le cas de cette tendance naturelle et difficile à surmonter (et qu’il n’est pas toujours souhaitable de surmonter) à diviser le monde en «eux» et «nous». Des propos et des gestes nationalistes, xénophobes y prennent souvent leur source. Décider lesquels sont racistes ne sera pas toujours facile.
D’autant qu’il peut aussi arriver que le racisme soit inconscient. Celui ou celle qui assure ne pas être raciste le serait alors en réalité; on le verrait, par exemple, dans l’écart entre ses paroles et ses gestes, qui détecterait ce biais raciste.
Mais là encore, déterminer la présence de ce biais n’est pas facile. Ces temps-ci, par exemple, en psychologie sociale, on parle beaucoup d’un test (Implicit Association Test) assez ancien et longtemps tenu pour très fiable, destiné à déceler les biais racistes implicites (amusez-vous à vous tester ici: implicit.harvard.edu/implicit/france/). De plus en plus de voix s’élèvent pour mettre en doute sa valeur…
Lutter contre la discrimination systémique
On observe indéniablement dans notre société de graves discriminations systémiques et du racisme. Mais pour les raisons que j’ai dites (et quelques autres…), les réunir sous le vocable de racisme systémique me semble un pari risqué, même s’il se trouve certainement chez nous du racisme (et indéniablement systémique dans le cas des Autochtones…) qu’il faut combattre partout où on le trouve.
Des consultations sur le sujet, certaines à huis clos, des consultations aussi facilement instrumentalisables par tant de groupes, y compris par des partis politiques à des fins électoralistes, ne me semblent pas la meilleure manière de lutter contre le racisme de notre société et ses discriminations systémiques. Elles risquent même, je le redoute, d’être contre-productives, de générer de graves tensions sociales et de ne pas faire grand cas du racisme systémique bien réel.
J’aurais préféré que l’État intervienne par les moyens dont il dispose. Par exemple, en rappelant que le racisme et les discriminations systémiques sont inacceptables; en travaillant sur l’insertion professionnelle des immigrants par la discrimination positive à l’embauche ou par une meilleure reconnaissance des diplômes et des expériences des travailleurs étrangers. Et par d’autres moyens encore, que seul l’État a le pouvoir de déployer et même d’imposer.
Le gouvernement a choisi une autre voie.
J’espère que l’avenir dira que je me suis trompé…
Je lis présentement votre livre : « sur l’agora » au chapitre sur le paradoxe de Newcomb, je me suis dit qu’on pouvait remplacer les chèques dans les boîtes par des factures. La facture actuelle des accords de Paris dans la boîte A et les coûts futurs du réchauffement climatique dans la boîte B, on comprend alors un peu mieux le choix des américains. Y-aurait il une façon de présenter les accords de Paris de telle sorte qu’on en vienne à satisfaire le goût des américains pour la stratégie dominante ?