Cette année, cela fera 40 ans que Jacques Brel, le Grand Jacques, est mort. Il était né en 1929.
À cette époque, en 1978, le jeune homme que j’étais écoutait sans s’en lasser Les Marquises, l’ultime disque, celui que Brel, déjà très malade, était venu enregistrer à Paris depuis son exil dans ces îles.
Je pense aujourd’hui – et je pensais alors – que c’était un album sublime, le dernier chef-d’œuvre de celui qui, avec quelques rares autres, a porté au plus haut l’art d’écrire des chansons.
Brel n’est certes pas un philosophe et il tenait même la chanson pour un art mineur: c’est dire s’il n’avait aucune prétention sur ce plan. Mais il n’est pas interdit de rechercher chez lui, ou du moins chez le héros brélien de ses chansons, quelque chose comme une vision du monde.
J’y lis pour ma part ce que j’appellerais volontiers une métaphysique de l’excès – ce qui l’aurait fait sourire, je pense…
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L’Ostendaise est une chanson moins connue, mais elle donne une des clés de cette vision du monde du héros brélien:
Il y a deux sortes de temps/Il y a le temps qui attend/Et le temps qui espère/Il y a deux sortes de gens/Il y a les vivants/Et ceux qui sont en mer.
Attendre est un acte passif. Mais espérer, rêver, c’est déjà engager sa conscience dans un rapport actif au réel. Le héros brélien existe en portant une espérance. Mieux: il existe par cette espérance qu’il porte.
Que celle-ci soit finalement comblée ou non importe peu: le fait d’espérer est à lui-même sa fin. Voyez le héros de la chanson Madeleine. Il espère l’aimée, s’inscrit dans ce temps de l’espérance, en prévoit déjà toutes les promesses: on mangera des frites, on ira au cinéma… Mais, cette fois encore, Madeleine ne viendra pas. Pourtant, il se le promet, demain il l’attendra encore, car demain, peut-être que demain…
Ce temps passif, ce temps de tous ceux qui n’espèrent plus rien, de ceux qui ne se projettent plus dans le futur en voyageant sur la fusée Espérance, de ceux qui ne sont pas en mer, ce temps-là, c’est celui des simples vivants. Ce sont les antihéros bréliens. Ils foisonnent dans l’univers de Brel.
Ce sont par exemple les Vieux, peu importe leur âge, ceux qui ne rêvent plus, ceux et celles qui vivent en écoutant la pendule d’argent/qui ronronne au salon/qui dit oui qui dit non/qui leur dit: je t’attends; celle du temps qui attend. Ceux-là ne vivront même pas pleinement leur mort: ils s’endorment, tout simplement.
Mais les antihéros, ce sont surtout les bourgeois qui, chez Brel, ne désignent pas tant une catégorie socioéconomique qu’un état d’esprit, celui de ces gens-là, ceux de ce milieu étouffant dont on ne s’en va pas, de ces gens chez qui on compte.
Il est intéressant de noter à ce propos combien, dans les chansons de Brel, contrairement à ce qu’on constatera chez ses illustres contemporains que sont Brassens ou Ferré, le politique au sens strict est peu présent. Les chansons Jaurès et Les F…, tardives, en sont de rares contre-exemples.
L’envers du monde de ces gens-là, le monde de ceux qui rêvent et espèrent, est décrit chez Brel par diverses métaphores parmi lesquelles je retiendrais, récurrentes, celle de l’enfance (Qui peut nous dire quand ça finit/qui peut nous dire quand ça commence/C’est rien avec de l’imprudence) et celle du Far West.
Ces mondes sont toujours menacés, souvent même vaincus, par ceux qui attendent: Mon père était un chercheur d’or/L’ennui, c’est qu’il en a trouvé; Je devenais indien/Pourtant déjà certain/Que mes oncles repus/M’avaient volé le Far West.
Mais dans ces mondes, si du moins on y vit pleinement, on fera la rencontre de ces expériences-limite que procure la métaphysique de l’excès à laquelle Brel nous convie. Elles ne sont pas sans risque; mais, comme la vie dans le temps qui espère, elles sont à elles-mêmes leurs fins.
La mort est une de ces expériences-limite. La mort m’attend comme une vieille fille/au rendez-vous de la faucille. Elle est omniprésente dans les chansons de Brel: J’arrive, À mon dernier repas, Fernand, et d’autres encore.
Vivre pleinement, c’est vivre avec cette idée de la mort, qui signale le terme, redouté mais connu et assumé, de ce rapport au temps du héros brélien. Elle n’est en rien tragique. Mais chez ceux qui se contentent de l’attendre, elle a pour nom vieillir. La conviction du héros brélien est: Mourir, cela n’est rien/Mourir, la belle affaire/Mais vieillir… oh vieillir.
L’amour est une autre de ces expériences-limite. Elle aussi est risquée. Elle conduit parfois au zénith et à la plénitude: Quand on n’a que l’amour/[…] nous aurons dans nos mains/ami, le monde entier, mais il arrive aussi, hélas, qu’elle mène au nadir. La douce flamme qu’on approchait pourra alors nous consumer. Ne reste alors plus qu’à supplier: Laisse-moi devenir/L’ombre de ton ombre/L’ombre de ta main/L’ombre de ton chien/Ne me quitte pas. Autre expérience-limite: celle de l’anéantissement de soi…
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Après avoir quitté le monde du spectacle parce qu’il en avait vécu à l’excès toutes les expériences et toutes les tentations (ces interminables tournées épuisantes, avec le bonheur, disait-il, le soir, de non pas s’endormir, mais de tomber évanoui…), Brel découvrira à New York l’opéra L’Homme de la Mancha. Il le traduira en français et le jouera. Après tout, Don Quichotte, l’homme de La Quête, rêvant un impossible rêve et cherchant, sans jamais renoncer, à atteindre l’inaccessible étoile, c’était lui. Brel s’essaiera ensuite au cinéma, comme acteur d’abord, puis comme réalisateur.
Lui qui avait toujours été du nombre de ceux qui sont en mer partira ensuite en voilier, pour un tour du monde. Malade, il se fixera aux Marquises, là où gémir n’est pas de mise.
Durant ses trop brèves 49 années parmi nous, Brel aura vécu de nombreuses vies, chacune à l’excès. L’une d’entre elles, pour notre plus grand bonheur, aura été celle d’auteur-compositeur-interprète.
Brel est mort. Mais cette part de sa vie reste bien vivante et chacun de nous peut encore en jouir. Je vous souhaite même d’en jouir à l’excès…