Vous êtes peut-être en vacances en lisant ceci. Ou vous l’avez récemment été. Ou alors vous le serez sous peu. En tout cas, c’est actuellement, pour la majorité d’entre nous, le temps de l’année où l’on prend ses vacances.
Quel rapport avec Aristote?
Outre le fait qu’il a, sur cette question comme sur tant d’autres, des choses fort éclairantes à dire, j’avoue que je me cherchais depuis longtemps une occasion de parler en ces pages de celui qui reste mon philosophe préféré; les vacances me la fournissent.
C’est qu’Aristote est, avec raison, souvent donné pour celui qui, le premier, a proposé une substantielle réflexion sur les loisirs, le temps libre et, au fond, sur ce qui est aujourd’hui appelé vacances.
Trois types d’activité
Nous distinguons spontanément aujourd’hui deux choses: le travail, d’un côté; les loisirs, le temps libre ou les vacances de l’autre. Aristote, lui, distingue dans tout cela trois choses, trois temps, trois types d’activité.
Il y a d’abord ce qu’on appellerait le temps du travail. Ce temps est celui de la première nécessité pour les êtres humains, qui doivent assurer leur survie, leur sécurité et un certain bien-être. On dirait aujourd’hui que c’est le temps des activités économiques et politiques.
À l’époque d’Aristote, en Grèce, les esclaves font le gros de ce travail économique, celui qui est le plus désagréable; les citoyens et les femmes en font une autre part, qui peut être plus agréable, mais qui reste du travail; et ils (pas elles…) s’occupent de politique.
De nos jours, pour la plupart des gens, c’est pour un salaire qu’on fait ce travail, plus ou moins agréable – et certains parlent parfois à ce sujet d’esclavage salarial, mais c’est un autre sujet.
Il y a ensuite, selon Aristote, ce temps durant lequel on refait ses forces, notamment pour ensuite continuer à travailler. Ce temps-là est celui du repos, du divertissement, de l’amusement, du jeu. Ce serait là, avec d’autres jours, ce que nous appelons aujourd’hui nos vacances.
Mais Aristote pense que ce serait une erreur d’en rester là. C’est que ce temps-là, celui du repos, n’est pas plus que le précédent une fin en soi: il a pour but de nous refaire des forces – pour travailler de nouveau, il est vrai, mais aussi pour accéder à cette troisième activité qu’Aristote distingue. Notons déjà qu’il rappelle aussi qu’il y a même des dangers, y compris pour la santé physique, de se complaire trop et trop longtemps dans ces divertissements (on pense ici sans mal à certaines activités de vacances… je dis ça en regardant vers le bar, là-bas…).
Arrive donc la troisième catégorie d’activité, d’occupation du temps, que les deux précédentes ont préparée: c’est le temps des loisirs nobles, si je puis dire. Les deux catégories d’activité précédentes ne sont pas une fin en soi: mais celle-là, oui.
Elle se concentre parmi les activités spécifiquement humaines les plus élevées, celles qui contribuent à nous rendre meilleurs en tant qu’êtres humains doués de raison et qui désirent connaître. Ces activités sont accessibles à des êtres libres et reposés, qui ont accompli leurs devoirs politiques et économiques et qui disposent de temps et de ressources. Ce sont, selon Aristote, toutes ces activités contemplatives centrées sur les plus hauts objets de l’activité humaine: l’art et la connaissance, pour parler en des mots que nous utilisons aujourd’hui.
Et aujourd’hui?
Aristote habitait un monde bien différent du nôtre, il est vrai. Mais il me semble néanmoins que ce qu’il avance devrait nous parler et qu’on manquerait une belle occasion de réfléchir à notre monde en ne l’écoutant pas et en le taxant par exemple d’élitiste.
L’idée que le travail ne peut être une fin en soi et doit ouvrir sur autre chose devrait d’ailleurs faire consensus. Que cette autre chose ne soit pas seulement un temps de repos et de divertissement me semble aussi admissible. Encore plus si on porte attention aux dangers qu’il y a de s’y complaire. L’alcool et les autres stimulants en sont un; mais comment ne pas penser aussi à toute cette commercialisation du divertissement et à la menace d’abrutissement qu’elle entraîne? Si je devais nommer un lieu sur Terre qui incarne ces menaces, je donnerais pour ma part Las Vegas…
L’idée qu’il existe des loisirs nobles consacrés à la contemplation des plus hautes activités de l’esprit humain peut, il est vrai, sembler bien élitiste. Mais dans un monde où on s’active sans cesse, et pas toujours en pensant à ce que l’on fait, la proposition me semble plus que défendable. Certes, Aristote l’expose dans une société où tous et toutes n’ont pas accès à ces hautes activités: mais n’est-ce pas un des buts d’une démocratie que d’en généraliser l’accès, idéalement à tout le monde, et cela par l’éducation? Cet idéal me semble bien défendable.
Et pour finir sur une note optimiste, ne voit-on pas, justement, à l’heure des vacances, bien des gens qui, après le repos et les divertissements bien mérités, recherchent passionnément ces activités contemplatives? Livres, cinéma, musées sont des lieux où on les trouve, sinon toujours, du moins parfois.
Que voulez-vous, pour paraphraser le vieil Aristote, un être humain, par nature, ça désire connaître, contempler, comprendre.
Bonnes vacances à ceux qui les commencent.
«Que voulez-vous, pour paraphraser le vieil Aristote, un être humain, par nature, ça désire connaître, contempler, comprendre.»
Mais à cause d’une certaine culture, un être humain peut-il se contenter juste de se divertir? En vacances, ça peut toujours se comprendre. Mais si c’est presque tout le temps, est-ce toujours pertinent?