Prise de tête

Une mise en garde d’André Breton

Je voudrais vous emmener en France, durant les années 1920 et 1930 du siècle dernier.

Surréalistes et communistes

Dans ce pays, à compter en gros de 1925, des tentatives de rapprochement sont faites entre deux avant-gardes révolutionnaires, l’une politique, l’autre artistique: les communistes et les surréalistes.

Ces deux avant-gardes sont alors relativement populaires et influentes, du moins dans leurs sphères d’activité respectives. A priori, elles ont bien des choses en commun, dont l’esprit de révolte, l’ambition de libérer les êtres humains des structures oppressives qui les enferment, un certain mépris des conventions, une perspective internationaliste et un profond refus du monde tel qu’il est dans le régime capitaliste.

Mais le rapprochement va mal tourner et assez rapidement, de graves conflits vont éclater. Certains surréalistes, dont le poète Louis Aragon, feront dès 1930 le choix de rompre avec le surréalisme et de joindre le parti communiste, tandis que d’autres, comme André Breton, jugeront impossible toute alliance avec lui. La rupture est consommée vers 1935, qui est aussi le moment des premiers procès de Moscou.

Ce que finira par penser Breton peut être résumé comme suit.

«Toute licence en art»

Certes, la revendication surréaliste est en un sens politique, en ce qu’elle a inévitablement des retombées et des ambitions sur le terrain politique. Mais ce que le surréalisme peut apporter d’irréductiblement spécifique au combat politique provient de ce qu’il accomplit en tant que mouvement artistique et littéraire et en se soumettant pour cela aux exigences propres à ce type de travail – et à elles seules quand les surréalistes agissent en tant qu’artistes ou écrivains.

Demander aux surréalistes et aux artistes en général de se soumettre à des exigences autres, externes, fussent-elles dictées par un parti avec lequel ils partagent certes bien des idéaux politiques, cela pourrait même signifier la mort de l’art en signant son entrée dans le monde de la propagande.

Ces deux ordres de réalité et d’exigence, soutient Breton, politiques d’une part, esthétiques de l’autre, aujourd’hui du moins et pour un avenir prévisible, sont distincts. «Il est nécessaire que les expériences de la vie intérieure se poursuivent, dira-t-il, et cela, sans contrôle extérieur, même marxiste.»

Penser le contraire signifierait non seulement le risque, voire la certitude, de revenir à des formes d’expression artistique et littéraire éculées et sans valeur, mais aussi de renoncer à la contribution propre de l’artiste au problème politique et à l’approfondissement du problème humain, au sens le plus large du terme, et sous toutes ses formes. C’est qu’en art, dit-il, l’émotion subjective n’est pas directement créatrice: elle ne le devient que lorsqu’elle est reliée au problème historiquement situé de l’expression artistique dans un domaine donné tel que l’a reçu et compris l’artiste, qui cherchera ensuite à le renouveler. Certains, rares, y parviennent…

Quand l’URSS optera pour un art et une littérature réalistes et propagandistes et condamnera les surréalistes, et au fond, avec eux, toutes les avant-gardes, pour idéalisme et attitude contre-révolutionnaire – comme le feront d’ailleurs aussi, et en des termes semblables, les fascistes et les nazis –, Breton écrira: «J’ai vu s’ouvrir à mes yeux ce gouffre qui, depuis lors, a pris des proportions vertigineuses au fur et à mesure qu’a réussi à se propager l’idée impudente que la vérité doit s’effacer devant l’efficacité ou que la conscience, pas plus que la personnalité individuelle, n’a droit à aucun égard ou que la fin justifie les moyens.»

Quelques années plus tard, avec Trotski et le peintre Diego Rivera, il signera un manifeste intitulé Pour un art révolutionnaire indépendant, qui expose le plus clairement ce à quoi il en est venu. «L’art ne peut consentir sans déchéance à se plier à aucune directive étrangère et à venir docilement remplir les cadres que certains croient pouvoir lui assigner, à des fins pragmatiques extrêmement courtes. Mieux vaut se fier au don de préfiguration qui est l’apanage de tout artiste authentique, qui implique un commencement de résolution (virtuelle) des contradictions les plus graves de son époque et oriente la pensée de ses contemporains vers l’urgence de l’établissement d’un ordre nouveau.» Ce texte se termine sur la fameuse formule: «Toute licence en art.»

Rien de tout cela n’aura empêché les surréalistes de prendre part à l’action politique. Peu nombreux, ils sont pourtant de tous les combats et bien présents. Mieux: bien souvent, ils ont raison contre le parti ou leurs alliés de gauche, qu’il s’agisse du pacte franco-soviétique, de la terrifiante réalité qui se dévoile peu à peu en URSS, ou du refus du gouvernement du Front populaire de livrer des armes aux républicains espagnols. Mais en tant qu’artistes engagés, ils refusent aussi bien l’idée d’un art pour lui-même que celles d’un art refuge ou d’un art de propagande en demandant qu’on défende la liberté artistique pour ses valeurs propres: esthétiques, cognitives et révolutionnaires.

Breton dira plus tard que c’est du côté des anarchistes que le surréalisme aurait pu, aurait dû, trouver son véritable équivalent politique. Les aléas de l’histoire ne l’auront pas permis. Quoi qu’il en soit, il ne reste rien de valable, ou si peu, tant sur le plan esthétique que sur le plan politique, de l’art de propagande, soviétique ou autre.

Les œuvres surréalistes et celles des autres avant-gardes, elles, restent majoritairement bien vivantes et n’ont en général rien perdu de leur pouvoir de séduction, de leur capacité à nourrir l’imaginaire, de remettre en question le mystère de l’aventure et du drame humain et, bien souvent, de leur capacité à pourvoir le réservoir de la révolte.

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Je vous ai emmené en France, durant les années 1920 et 1930 du siècle dernier.

Ce qu’on y apprend n’est peut-être pas sans enseignements pour le Québec des années 2010 de ce siècle-ci…