Une fois n’est pas coutume: permettez-moi de vous raconter une tranche de vie.
Un jour, une dame m’appelle pour me dire que Richard Séguin voudrait me parler de Henry David Thoreau (1817-1862) et de désobéissance civile. Richard Séguin est un gros morceau de la trame sonore de ma vie et je réponds évidemment par un oui enthousiaste. Un rendez-vous est donc pris pour le lendemain matin, et ce soir-là, pensant qu’il aura des questions à me poser, je révise mon Thoreau: eh, s’il fallait que Séguin me pose une question à laquelle je n’ai pas de réponse…
À l’heure dite, Richard Séguin appelle. Il me faut moins de deux minutes pour saisir qu’il connaît Thoreau au moins aussi bien que moi et qu’il n’a aucune question à me poser à son sujet. Il me demande plutôt d’aller en studio enregistrer quelques phrases sur une chanson de l’album qu’il m’annonce consacrer à Thoreau, ce philosophe, naturaliste et écrivain américain qui l’accompagne depuis quatre décennies. La chose a été faite. Puis, l’album, Retour à Walden, a été lancé et j’ai pu l’écouter. Plusieurs fois.
Avec un ravissement qui n’a cessé de grandir.
Walden
Séguin est, comme on sait, un extraordinaire mélodiste et auteur. Ce talent, joint à celui de l’équipe dont il s’est entouré, entre autres composée de Normand D’Amour, Jorane, Élage Diouf et Louis Hamelin, est ici mis au service de Thoreau dont il raconte, en de très beaux textes originaux qu’il signe, des épisodes de sa vie et de sa pensée.
On se retrouve alors devant ce qui pourrait bien être un objet rarissime et peut-être même unique, du moins à ma connaissance et dans le monde de la chanson populaire anglophone ou francophone: un album-concept aux textes originaux consacré à un philosophe.
Il existe certes des albums-concepts; et il existe aussi des albums consacrés à des auteurs. Mais ce sont alors les auteurs qui fournissent les textes (Ferré chante Aragon, par exemple) et il s’agit typiquement de poètes. Ici, on a un album-concept qui est consacré à un philosophe et dont les textes sont signés par l’auteur-compositeur-interprète.
Il n’était pas évident de réussir ce tour de force sans sombrer dans le didactisme ou dans la propagande. Séguin, en parlant de Thoreau qu’il aime et admire, de Thoreau qu’il veut nous faire connaître et aimer, n’a pas oublié qu’il est un auteur et un compositeur et ce que son art demande et exige: il évite par là ce double écueil et nous offre une très grande œuvre.
Il montre en outre, à mon sens, toute l’actualité de la pensée de Thoreau et invite celui-ci à la grande table de la conversation démocratique. Ce faisant, à sa manière, Séguin contribue à «rendre la philosophie populaire», selon le beau mot de Diderot.
Que peut nous apporter Thoreau et qu’entendrons-nous sur le disque de Séguin, au moins en filigrane, si nous y prêtons une oreille attentive? Voici quelques pistes, parmi de nombreuses autres…
Thoreau et nous
Thoreau fait partie de ce premier groupe de philosophes et d’écrivains que produisent les États-Unis. On les appellera les transcendentalistes. Ils sont basés à Concord, près de Boston.
Durant un peu plus de deux ans, Thoreau ira vivre dans les bois près de l’étang de Walden, non loin de Concord, dans une cabane qu’il a construite lui-même et en vivant du travail de ses mains. Son ouvrage, Walden ou La vie dans les bois, raconte cet épisode de sa vie. C’est une belle et profonde méditation sur le sens de la vie et sur notre rapport à la nature et aux autres. «Je gagnai les bois, dit-il, parce que je voulais vivre suivant mûre réflexion, n’affronter que les actes essentiels de la vie, et voir si je ne pourrais apprendre ce qu’elle avait à enseigner, non pas, quand je viendrais à mourir, découvrir que je n’avais pas vécu.»
Un de ses enseignements, selon moi, est que la Cité, institution économique et politique, ne peut être la seule mesure de toute chose et que la nature est une norme, une référence extérieure à elle, qu’on ne peut ignorer sans risque.
À l’heure de la profonde et dramatique crise écologique que nous traversons, le propos de Thoreau ne peut manquer de nous parler, d’autant plus qu’il aspire, dit-il, à «vivre profondément de la simplicité, simplicité, simplicité». Thoreau, on l’aura deviné, est un des pères des idées de décroissance et de simplicité volontaire.
À son époque, l’esclavage existe encore aux États-Unis et Thoreau a été un fervent abolitionniste. Notamment, il prend activement part à cet Underground Railroad, réseau de caches et de maisons sûres par lesquelles des esclaves s’enfuient vers le Nord; il proteste aussi contre la Fugitive Slave Law et défend le controversé John Brown.
Il s’insurge aussi contre l’opinion publique qui regarde ailleurs et ne fait rien quand ces horreurs sont pourtant devant ses yeux; les laisser se poursuivre est pour lui inacceptable et il nous demande de ne pas, par consumérisme, lâcheté, complaisance ou autre chose, nous rallier à l’opinion publique quand celle-ci permet l’injustice. Cette fois encore, le message mérite d’être entendu.
Jusqu’où aller pour affirmer ses convictions? Dans les cas extrêmes, sur un sujet de grande importance et lorsque les moyens usuels ne suffisent pas, tout particulièrement quand la loi est injuste et qu’on ne peut la changer par eux, Thoreau suggère, en inventant le concept, que l’on pourra avoir recours à la désobéissance civile. C’est le titre de l’ouvrage qu’il publie en 1848, pour expliquer son refus de payer ses impôts qui serviraient à mener une guerre injuste contre le Mexique et à appliquer la Fugitive Slave Law.
L’idée fera son chemin et elle inspirera notamment Gandhi, Martin Luther King Jr et le mouvement des droits civiques, Rosa Park et bien d’autres. Vous vous souvenez de cette phrase qu’aimait citer Michel Chartrand: «Sous un gouvernement qui emprisonne injustement, la place de l’homme juste est aussi en prison.» Elle est de Thoreau…
Merci, Richard Séguin, pour ce grand disque qui, en plus de donner de la joie et de procurer tant de doux frissons, nous fera méditer et enrichira notre grande conversation démocratique sur des enjeux importants.
Superbe façon de présenter l’approche de la « solidarité » humaine avec son lieu de vie.
Magnifique album que vous devez vous procurer. Richard Séguin sait transmettre ce désir de liberté que toute sa personne et sa musique incarnent. Normand Baillargeon y présente une allocution percutante de vérité.
Soyez vigilant.
Quand Baillargeon se fait commentateur culturel !
Blague à part, je suis heureux d’apprendre qu’on réentendra Séguin sous peu et que Thoreau sera à l’honneur. Dans ma courte bibliothèque, simplicité oblige, Walden et La Désobéissance civile juxtaposent Le Petit Cours d’autodéfense intellectuelle ! La nouvelle me donne le goût de replonger dans la plume de Thoreau, peut-être même au son des Séguins !
Richard Séguin et vous-même nous donnez le gout de redécouvrir l’oeuvre, plus que jamais actuelle, de Thoreau. Merci!
La gloutonnerie est le cancer de la société. La simplicité volontaire doit être la norme. Mais comment faire face au pouvoir de l’argent? Notre civilisation se phagocyte.
Définitivement Richard Séguin est une grande âme !
Il s’agit d’une œuvre titanesque, une de celle qu’on ne cesse de découvrir à chaque écoute. Une œuvre qui résonne dans la tête et le cœur. Une œuvre qui fait réfléchir, qui donne confiance en nos capacités de changer les choses, qui nous y invite. Puisse-t-elle être entendue. Merci beaucoup Richard, merci à toutes celles et ceux qui y ont participé. Merci infiniment.
Album magistral! Richard Séguin a toujours été engagé mais là, il est plus explicite et radical (désobéissance civile scandé comme dans une manif par exemple). Il est encore au palmarès des ventes et il a même été premier en septembre. C’est surprenant et surtout réconfortant. On peut encore produire du sens et être compris.
Ça donne envie de découvrir cet album et Thoreau, en général. Merci!
Je viens de commencer Walden traduit par Fabulet suite à cette présentation. Je ne suis pas couché… J’ai comme qui dirait une émotion moé là. J’ai « décroissé » par choix de façon spectaculaire il y a huit mois et je vis maintenant dans le bois assez humblement merci. J’aurais l’impression de me lire moi-même si j’avais de la concision et du style! J’avais lu Steinbeck il y a plus de vingt ans. Traduit, encore là. Les premières pages de Walden m’ont immédiatement rappelé certains passages de « En un combat douteux », il me semble. Une certaine musicalité que je trouve irrésistible. Et que dire de l’humour ! Bref, gros merci pour cette découverte. Si le début est garant de la suite, j’aurai un nouvel ami pour les longues soirées d’hiver.