Roulette russe

Le mythe du mérite

L’automne dernier, Donald Trump s’est vanté d’être un self-made-man. Il ne serait parti de rien. À NBC, il déclarait: «Rien n’a été facile pour moi. Mon père m’a fait un petit prêt d’un million de dollars.» J’imagine que lorsque nous sommes le fils d’un milliardaire, on perd la notion des grandeurs. Vous me direz que ce n’est pas sa seule connerie, mais ça résume bien ce que je pense du mythe de la personne qui dompte son destin.

Le mythe du milliardaire disant n’être parti de rien m’irrite plus qu’il ne suscite mon admiration. En fait, ça m’emmerde royalement. Son opposé, le mythe du pauvre créateur de sa propre misère m’énerve tout autant.

Je trouve ça insultant pour tous ceux et celles qui travaillent fort, mais qui ne récoltent pas autant, voire rien. Comme lorsqu’on dit qu’une personne a gagné son combat contre le cancer, comme si on guérissait du cancer de la même manière que Rocky mettait quelqu’un au tapis, comme si guérir n’était qu’une question de volonté.

Il y a tellement de facteurs qui font en sorte que ta détermination, ton talent, ton intelligence ou ta résilience feront ou ne feront pas une différence. Ces mêmes facteurs, exponentiels et incontrôlables, feront en sorte que tes défauts te nuiront, ou pas.

L’effet papillon n’a pas juste son importance dans les voyages temporels, c’est aussi là, tous les jours, dans tout ce que l’on fait. Plein de facteurs extérieurs peuvent être des freins à des talents. Tellement que, parfois, tu ne sauras même pas que tu avais un talent pour quelque chose, parce que tu n’as jamais pu l’essayer.

Des exemples? Mère alcoolique. Père violent. Oncle agresseur. Tu n’es pas Caucasien. Tu n’es pas un homme. Maladie mentale, chez toi ou ta famille. Laideur. Dyslexie. Bégaiement. Pauvreté. Aucun mentor. Incendie. Accident. Maladie infantile. Naître dans un bidonville. Un vol. La liste pourrait continuer sur des pages.

Devoir vivre avec ça ne freine pas nécessairement tout. Mais tu pars avec des prises. Certaines personnes ne connaîtront aucun de ces événements et ne deviendront pas pour autant des Trump ou des Zuckerberg. Nul besoin d’en subir un, non plus, pour tomber dans la pauvreté. Ce sont des facteurs, pas des lois de la physique.

Selon le Collectif pour un Québec sans pauvreté, seule une personne sur dix sur l’aide sociale est réellement apte à retourner au travail rapidement. Toujours selon lui, en 2015, pour un emploi disponible il y avait cinq personnes en recherche d’emploi. Les cinq pourraient être des Donald Trump en puissance, il n’y en aura toujours bien qu’un engagé.

J’ai été à deux reprises sur l’aide sociale. Une fois pendant trois mois, une autre pendant sept ou huit mois. La plus courte a été dans un contexte où je n’avais pas eu droit à du chômage, et l’autre, à la suite d’un échec professionnel qui avait mis mon moral à terre.

Ce qui me fait penser à un autre mythe qui me gosse. On le retrouve plus dans les films ou la littérature, mais il contribue à l’image de self-made-man. Dans cet imaginaire, quand une personne vit une crise existentielle, elle se paie alors des vacances. Un tour du monde. Un séjour en Italie où elle se loue une décapotable. Ou une virée à Las Vegas, question de sortir le méchant.

La majorité des gens vivent de paie en paie et n’ont pas de coussin financier. Si le moral ou le revenu lâche, ils sont juste coincés. Ce n’est pas vrai qu’il suffit de vouloir aller se changer les idées quelques semaines pour remordre dans la vie. La réalité est que, bien souvent, tu es pris la face écrasée contre des contraintes financières, sous un stress lourd comme un éléphant. Tu cherches ton air et tu grattes le sol.

Il ne suffit pas de se lever un matin en se disant: «Ça suffit la pauvreté! Je mets mon plus beau complet, ma plus belle cravate et je m’en vais serrer des mains avec plein de vigueur et de confiance en moi!»

D’autant plus que plus tu es pauvre longtemps, moins tu as des atouts pour t’en sortir. La pauvreté est un stress malsain qui te ronge l’intérieur. Ta confiance rouille sous la pauvreté. Et tu n’as pas les moyens de faire un traitement antirouille.

Les emplois les moins bien payés ne sont évidemment jamais accompagnés d’avantages sociaux. Tu n’as pas de vraies vacances – tu n’aurais pas les moyens de t’en payer, de toute façon. Tu n’as pas les moyens de voir un psychologue. De voir un dentiste, même si tu as une dent fêlée ou besoin d’un traitement de canal, ce qui t’empêche de dormir. T’as même pas les moyens d’aller chez le coiffeur. Tu passes en mode survie.

Le pire, c’est que même lorsque tu réussis à sortir la tête de l’eau, le boulet de la pauvreté ne te lâche pas immédiatement. Tu le traînes longtemps, parce que tu as tellement de trucs à rattraper. Respirer à nouveau, refaire ta garde-robe, restabiliser tes finances, te dérouiller, te réparer. Et tout ça est fragile. Un petit accident, une petite erreur, et tu replonges.

Malgré tout ça, le gouvernement Couillard souhaite punir les bénéficiaires de l’aide sociale, au lieu de mieux les soutenir. Punir au lieu d’encourager. Le projet de loi 70 a visiblement été préparé par des personnes n’ayant jamais été sur l’aide sociale.

Je les regarde aller et c’est comme s’ils me regardaient faire une crise d’asthme et qu’ils me disaient: «Mickaël, tu as deux poumons, sers-t’en, respire, aide-toi un peu!»