Roulette russe

L’usure des jours

J’étais couché sur le gazon, à un pied du canal Lachine à Montréal, quand le paysage a déposé un motton dans ma gorge. Ce qui reste de l’ère industrielle, comme le chemin de fer et le canal, se mêle aux tours modernes qui, elles-mêmes, se mêlent aux bâtiments du quartier ouvrier qu’était Saint-Henri. Une image magnifique où le temps se fait sentir. On pourrait même dire qu’il est en vedette.

Les traces du temps m’émeuvent. Les rides sur un visage. Une guitare usée. Un poteau rouillé. Ça vient profondément me chercher. Mais je ne veux pas vivre que dans du vieux pour autant. Je suis encore plus ému quand l’usagé rencontre le neuf et qu’une relation se crée. C’est comme un voyage dans le temps. C’est comme un sage qui s’adresse à un enfant ou une main tendue à la relève.

Des fois, j’ai peur de Régis Labeaume. J’ai peur de son appétit pour le moderne. Souvenez-vous comment il ne voulait plus de l’étiquette «Vieille Capitale». On regarde ensuite certains dossiers reliés au patrimoine comme l’œuvre Dialogue avec l’histoire, tout le dossier du Patro Saint-Vincent-de-Paul ou celui du Centre Vidéotron et on n’est pas rassuré. On rase le vieux pour faire place au neuf. Peu de dialogues avec l’histoire, justement.

En 2014, le Comité citoyen de Saint-Roch (CCSR) a répertorié 34 immeubles abandonnés dans Saint-Roch seulement. Tous ces immeubles n’ont pas un caractère patrimonial, mais ce sont des dossiers que la ville laisse traîner et, pendant ce temps, ces immeubles pourrissent, même ceux qui mériteraient d’être préservés.

Selon Luc Nicole-Labrie, historien, conférencier et guide-interprète qui a raconté la Vieille Capitale à des milliers de touristes, «Québec est un symbole important et ses défis [patrimoniaux] sont énormes.» Plus souvent que d’autres, la capitale a à jongler avec son histoire.

De son côté, le professeur de l’Université Laval spécialisé en histoire de l’architecture et membre du CCSR Marc Grignon considère que Québec tient pour acquis son histoire et son patrimoine. «Québec, dit-il, gère bien son quartier historique à l’intérieur des murs, mais semble se reposer sur d’autres instances pour le reste de la ville, comme Parcs Canada. On perd nos faubourgs.»

Le Petit Champlain et la nouvelle Maison de la littérature sont, selon Luc, des exemples de conservation réussie. Le Petit Champlain a été réapproprié, revalorisé, préservé et, surtout, demeure ce qu’il était: un quartier habité et vivant. Sa voisine, Place Royale, par exemple, est plus un musée à ciel ouvert qu’un quartier dynamique comme elle l’a déjà été. Elle est maintenant figée dans le temps. Sa personnalité a été lobotomisée. Et c’est dommage.

«C’est important de se rappeler, explique Luc Nicole-Labrie, mais c’est aussi important que les gens se servent du patrimoine; la génération actuelle, mais aussi les prochaines. Si le bâtiment ne sert pas, si on n’arrive pas à le valoriser, il faut alors se demander pourquoi on le garde.» Toujours selon lui, l’idée de garder pour garder ne peut se défendre que par un caractère exceptionnel d’un édifice ou d’un lieu. Pas juste par l’attachement qu’on éprouve envers celui-ci.

Ça ne veut pas dire qu’on peut tout détruire ce qui ne sert plus, mais qu’il faut se poser les bonnes questions. Luc Nicole-Labrie répète que le patrimoine n’est pas quelque chose qui doit rester figé dans le temps et encore moins vivre sous une cloche de verre. «Le patrimoine doit servir, être utile, être vivant, pas juste paraître», insiste-t-il.

Marc Grignon déplore, par exemple, la brisure créée par la tour Fresk, sur la rue Saint-Joseph. La place Jacques-Cartier était la première place publique de Québec et cette vocation publique était maintenue avec la bibliothèque et l’amphithéâtre qui, lui, a été détruit pour laisser place à la tour. C’est maintenant un endroit privé. «Une place publique n’est pas un terrain vacant, avertit le professeur, c’est important de les protéger.»

Pour Luc Nicole-Labrie, le patrimoine est un difficile équilibre entre ce qu’on était, ce qu’on est aujourd’hui et ce que l’on veut devenir. C’est justement l’avenir du quartier Saint-Roch qui inquiète le CCSR.

En plus des immeubles, il faut aussi préserver l’esprit des quartiers, croit Marc Grignon. Le nombre d’immeubles abandonnés dans Saint-Roch et le prochain Programme particulier d’urbanisme (PPU) lui font peur. Pourra-t-on préserver l’esprit du quartier Saint-Roch? Est-ce que tous ces immeubles deviendront des tours à condos?

«Je n’ai rien contre les immeubles modernes ni les condos, enchaîne le professeur, mais le tout doit s’intégrer dans le quartier et créer une rétention, pas seulement augmenter la densité, d’autant plus que Saint-Roch est déjà l’un des plus denses.» Si aucune famille ne reste parce qu’il manque de service ou parce qu’il manque une diversité de logements, quelle qualité de vie restera-t-il dans le quartier?

«Cette idée de moderniser Québec revient souvent», relate Marc. Imaginez si Lord Dufferin n’avait pas réussi à convaincre les élus que Québec devait préserver ses fortifications plutôt que les détruire, que viendraient voir les touristes? Il y a eu un compromis entre l’histoire et la modernité (les voitures), en adaptant les portes.

Raser du vieux juste pour mettre du neuf, c’est stupide. Préserver du vieux juste pour le regarder, c’est aussi stupide. Laisser pourrir un édifice pendant des années parce qu’on refuse de le rénover, c’est fourbe, mais là, c’est un autre débat.

Je ne sais toujours pas quoi penser de tous ces immeubles abandonnés, mais je retiens que le patrimoine doit vivre. Et la vie est belle lorsqu’elle donne des rides.