L’autre jour, j’allais souper chez mon père. Demeurant dans Limoilou, j’ai pris ma voiture pour me rendre dans sa campagne collée sur L’Ancienne-Lorette, la défusionnée. Évidemment, j’ai été pris dans le trafic. En fait, toutes les fois où je vais voir ma famille, je suis pris dans ce foutu trafic. Chaque fois, je me réjouis de ne pas le vivre souvent, puisque je me promène davantage à pied, en vélo ou en autobus, dans le centre-ville de Québec… et que je ne vais pas voir si souvent ma famille.
Néanmoins, cette fois-ci en particulier, je me suis inquiété pour mes concitoyens et concitoyennes. Comment une personne peut-elle garder sa santé mentale tout en affrontant, tous les jours, deux fois par jour, même, ce damné trafic?
C’est complètement inhumain. C’est de la torture. Coincé dans une boîte de métal, bien souvent seul, donc sans chaleur humaine, sans réconfort, sans discussion, à se battre pour chaque maudit centimètre, à perdre presque toute puissance d’agir, si ce n’est que de sacrer après l’autre automobiliste qui gosse sur son téléphone plutôt que d’avancer. Et dans cette zone de haut stress inutile, en plus, certaines personnes vont écouter une radio violente où l’animateur ou l’animatrice ne fait que chialer. Je me demande si même Atlas pourrait endurer une telle lourdeur.
Comment une mère ou un père peut-il être de bonne humeur lorsqu’il revient chez lui après avoir enduré ça? Le temps que le stress, la frustration ou la déprime diminue, c’est difficile d’être attentionné et affectueux avec ton amour ou tes enfants. Tu as sûrement plus envie de sortir ton cri primal ou de pleurer en boule dans un coin. Ou de te servir un verre de fort pour décompresser.
Je comprends vraiment bien pourquoi les gens de Québec veulent éliminer cette source de mal et pourquoi la ville fantasme tout d’un coup sur un tunnel beaucoup trop cher et peu utile ou sur l’agrandissement d’une autoroute. Ce mal doit tellement ronger tous celles et ceux coincés dans le trafic que toutes les solutions sont les bienvenues pour se sortir du calvaire.
Sauf que les solutions ne peuvent être aussi simples. Sinon, ça ferait longtemps que les problèmes de congestion routière se seraient réglés plutôt qu’avoir empiré. Quand un bain déborde, on n’agrandit pas la cuve, on ferme le robinet. Agrandir une autoroute, ça ne revient qu’à agrandir la cuve, l’eau continue de couler et ça va inévitablement finir par déborder à nouveau.
Fermer le robinet, ici, signifie accélérer les délais pour le Service rapide par bus (SRB), favoriser la mixité en modifiant nos infrastructures afin de donner plus de place aux piétons, aux cyclistes et aux autobus. Il faut enlever des voitures. Faire comprendre aux gens qu’ils sont eux-mêmes le problème en se garrochant dans le trafic tous les jours, seuls dans leur voiture.
Je vais l’apprendre à des gens ici, mais les voies réservées le sont aussi pour le covoiturage, pas seulement pour les autobus. Un petit iota de moins d’égoïsme et vous auriez une voie libre juste pour vous! Le hic, c’est qu’on passe notre temps à croire que le problème, c’est l’autre. Si les autres ne prenaient pas leur voiture, on ne serait pas pris dans le trafic. C’est ça, le gros bon sens?
On ne regarde pas la source du problème. C’est comme passer son temps à s’acheter de l’onguent pour calmer une douleur plutôt que de traiter la source de cette douleur avec un médecin.
Quel est le coût de ces congestions? Et là, je ne parle pas seulement de l’essence perdue sur la 40 à ne pas bouger, ou de l’impact économique d’une livraison en retard. Comme je le disais, je m’inquiète pour la santé mentale de tous ces malheureux et malheureuses coincés dans le trafic.
À quel point la congestion routière nous fait-elle détester notre emploi, et vient donc influencer notre appréciation de notre employeur, de notre boulot, de nos journées? À quel point ça nous fait détester les autres?
Le taux de burn-out ou de dépression est-il plus élevé chez les automobilistes? Je serais vraiment curieux de le savoir.
Je vais même plus loin que ça. Comment peut-on rêver d’un projet de société lorsqu’on passe plusieurs heures par semaine à se battre pour avancer physiquement?
À force de vivre dans une prison, tu en viens à ne plus rêver à une société plus juste, au respect de tous, à lutter contre les inégalités, contre les injustices, contre la médiocrité. Tu ne fais que rêver qu’à ta propre liberté. Ou pire, tu te mets à ne plus croire en rien, tellement tu te sens impuissant et coincé dans ta boîte de métal.
Il n’y a pas beaucoup de lieux plus égoïstes que le trafic. Se dire «fuck les autres» est un réflexe compréhensible quand on se fait chier comme ça. La politesse s’effrite comme les rives des Îles-de-la-Madeleine. Tu ne cherches qu’à dépasser les autres plutôt qu’à vouloir que tout le monde puisse avancer. Tu cherches les raccourcis, quitte à ne pas respecter la loi ou les autres. Tu finis peut-être même par vivre dans la société comme tu conduis dans le trafic. Frustré ou désabusé.
Je suis convaincu que la congestion routière mène au côté obscur de la Force – peur, colère, souffrance. La congestion routière dépasse le simple cadre du transport, c’est aussi un problème de santé publique. On ne peut pas juste penser à la pilule qui va nous faire endurer ça, il faut aussi se demander pourquoi on a besoin de cette pilule. Sinon, on ne sortira jamais de cette prison dans laquelle des milliers de personnes se lancent volontairement tous les jours.
Je ne sais pour vous, mais moi, ça me fait peur.