J’ai dans mon entourage des personnes qui ne parlent plus à leur père. Si les histoires se différencient dans les circonstances qui ont mené à cette situation, il y a parfois certaines ressemblances, comme la difficulté pour le père d’écouter sa fille, d’accepter ce que sa fille dit (ou pourrait dire, puisque parfois, il ne fait pas seulement refuser d’entendre, il ne veut même pas tendre l’oreille).
Les filles racontent que leur indifférence, leur violence ou leur abandon leur a fait mal, les a blessées et troublées, mais eux se défendent de ne pas avoir voulu les blesser. Peut-être, mais ça ne change rien à la blessure que vivent ces filles. Comme si l’absence de volonté pouvait nier la blessure. Que ce soit accidentel, inconscient ou maladroit, si on blesse une personne, l’absence de mauvaise intention ne diminue pas la douleur. Même bien intentionné, un geste ou un mot peut faire mal, très mal.
Je repense souvent à ces impasses depuis le 29 janvier dernier. À ce refus de dialogue, qui, dans certains cas, dure depuis des années, depuis plus d’une décennie. Ça me revient en tête quand certaines personnes nient qu’elles font mal à des communautés, nient qu’elles blessent des gens. Certains politiciens et certains artisans des médias refusent d’écouter toutes les personnes qui se disent blessées par leurs propos.
Depuis l’attentat de Québec, plusieurs communautés osent s’exprimer, raconter leur quotidien, ces fois où elles se sentent rabaissées, diminuées, ridiculisées, caricaturées et stigmatisées sur plusieurs tribunes.
Parfois c’est en lisant le journal, le grand titre d’un politicien en quête de votes populistes, parfois c’est en ouvrant la télévision devant un vox pop, parfois c’est en entrant dans l’autobus, alors qu’un animateur dit des âneries sur les ondes d’une radio populaire. Heureusement, elles peuvent s’éviter d’aller lire les commentaires des articles en ligne ou sur les réseaux sociaux, sachant très bien qu’elles s’y feront encore cracher dessus.
Tous ces politiciens, animateurs et chroniqueurs se défendent bien d’être racistes. À en écouter certains, on dirait même qu’ils sont là pour sauver ces pauvres communautés prisonnières d’une religion abjecte et indigne! C’est pas un peu ça que dit un homme qui bat sa femme? Qu’il la frappe parce qu’il l’aime si fort qu’il veut la protéger? De l’amour de même, on peut s’en passer.
Je le concède, l’autocritique, c’est difficile. Se regarder dans le miroir, admettre qu’on a fait des erreurs – malgré les meilleures intentions du monde – demande une humilité qui fait malheureusement souvent défaut dans les sphères médiatiques et politiques. Si ce n’était que ça.
Ce qui me fascine et me trouble dans tout ça, c’est le refus de dialoguer, ou du moins d’écouter ce que l’autre dit, de nier ce que l’autre peut ressentir. Comment peux-tu prétendre que la souffrance que ressent la personne est du vent? Qui es-tu pour juger si ce que tu fais et ce que tu dis blessent ou ne blessent pas l’autre? Toi qui passes ton temps à dire sur toutes les tribunes que les gens comme toi manquent de tribunes, tu refuses d’écouter ceux qui n’en ont réellement pas? C’est cliché, mais pas moins troublant.
Tu peux être surpris, tu peux tomber en bas de ta chaise si tout ça était réellement à huit galaxies de tes intentions, mais nier ces blessures est d’une effronterie hallucinante. On ne peut pas s’excuser d’avoir été mal interprété, on doit s’excuser d’avoir choisi les mauvais mots, de ne pas avoir fait les choses comme il faut.
Je parle depuis tantôt de propos ou de gestes racistes, mais le principe s’étend pour tout le reste.
Non, ce n’était pas juste être «volubile et chaleureux» si la fille s’est sentie agressée.
Lorsque les femmes disent ne pas se sentir en sécurité ou témoignent de moments où elles se sentent agressées, qui es-tu pour dire que leurs sentiments sont n’importe quoi? Lorsque des communautés culturelles se sentent stigmatisées, qui es-tu pour dire que leur impression est de la foutaise? Lorsque des pauvres se sentent rabaissés, qui es-tu pour dire qu’ils exagèrent? Lorsque des personnes transgenres se disent insultées, qui es-tu pour dire qu’elles ne devraient pas l’être?
Vous êtes d’un ridicule sans nom lorsque vous déclarez qu’en tant qu’homme blanc, vous subissez plus d’injustices que les femmes, les Noirs, les musulmans, les trans et tous ceux et celles que vous ne considérez pas comme normaux. Il faut vraiment n’avoir jamais écouté les blessures de ces gens-là et n’avoir jamais fait l’effort de les comprendre.
La «majorité silencieuse» ne l’a jamais été. Mais elle parle tellement fort qu’elle est devenue sourde. Et crier plus fort ne fait que nous rendre encore plus sourds.
Pendant un petit moment, ravalez votre salive, contenez votre langue, slaquez votre orgueil et écoutez. Laissez-les parler pour vrai. Vous allez peut-être vous coucher moins cons.