Roulette russe

Monsieur et madame Tout-le-monde

Quand je voyage, j’ai souvent le même vertige qui me frappe. Que je sois au milieu d’un marché public de Boston ou dans une gare d’autobus à Vancouver, quand je me sens au beau milieu d’un carrefour qui n’est habituellement pas le mien, la même pensée me traverse l’esprit: tant de gens que je ne connais pas et que je ne connaîtrai jamais.

Pourtant, là, le temps d’un bref moment, dans un espace public, nos vies se croisent. Pendant deux secondes, deux minutes, parfois quelques heures, nos vies vont partager le même espace, le même air, la même expérience, pour ensuite ne plus jamais se recroiser. Et souvent sans avoir fait connaissance.

J’essaie d’imaginer le nombre de vies que j’ai croisées comme ça et c’est incalculable. Premier vertige. J’essaie ensuite d’imaginer le nombre de vies que je ne croiserai jamais. Encore plus incalculable. Sur les huit milliards d’êtres humains, on n’en croisera même pas l’équivalent d’un seul pourcentage dans toute notre vie.

Même moi, avec mon travail qui me permet d’interviewer ou de rencontrer plusieurs nouvelles personnes chaque semaine, je frôlerai à peine la cheville de ce premier pourcentage.

Huit milliards de vies, huit milliards de réalités, huit milliards de souffrances, de joies, de tristesses, de rires, de tragédies, de miracles, de banalités, de fragilités, de rêves, et quoi d’autre encore?

Imaginer chacune de ces vies est impossible. Et c’est bien souvent pour ça qu’on arrive à prendre certaines décisions, qu’elles soient politiques, économiques ou individuelles.

Si, par exemple, on devait expliquer à toutes ces personnes qui sont, bien malgré elles, victimes d’une guerre pourquoi on les bombarde, si on voyait leur peine et leur misère, on changerait d’idée, on chercherait une autre avenue, parce que ça serait trop lourd, trop inhumain.

Je viens de prendre un exemple très gros, celui de la guerre et de la mort, mais on prend plusieurs décisions cruelles, souvent inhumaines, qui enlèvent un peu de ce sens de la vie qu’on a dans notre quotidien. Des décisions comptables, bien souvent. Ou plutôt, idéologiques, mais maquillées avec des colonnes de chiffres.

Le ministre François Blais serait-il capable d’imposer sa réforme de l’aide sociale s’il devait expliquer en personne à chacune et à chacun des bénéficiaires touchés par celle-ci pourquoi on coupe le tiers de leur revenu?

Le ministre Gaétan Barrette aurait-il le courage d’aller dire dans les yeux de tous ceux et celles qui n’ont droit qu’à un seul bain par semaine pourquoi on troque leur dignité?

Je ne veux pas faire un François Paradis de moi-même et jouer la carte du visage humain pour soutirer les larmes. Contrairement à lui, je ne veux pas prendre un cas pour en faire un symbole, je veux simplement rappeler que toutes les décisions politiques ont des impacts concrets sur des gens et qu’on l’oublie facilement.

C’est peut-être utopiste croire que l’on peut diriger sans léser quelqu’un, mais je ne parle pas non plus de faire plaisir à tout le monde, mais se demander si on agit vraiment pour le bien de tous. Si pour réussir à prendre une décision on doit tasser cette humanité ou le visage de ceux et celles qui subissent la décision, c’est peut-être parce que quelque chose cloche, parce que l’on passe à côté de la raison d’être d’une société, celle de «vivre ensemble».

Pas juste les politiques, ce qu’on dit et ce qu’on fait aussi. Ironiquement, le nom du réseau a beau faire référence à un visage, s’il y a bien un endroit où on oublie souvent l’humain, c’est bien sur Facebook. Quel pourcentage de gens retiendraient leurs mots s’ils devaient les dire devant l’autre, en personne? Sûrement un ben gros pourcentage. Ben, ben gros.

Safia Nolin aurait beaucoup moins de scandales si c’était devant elle que les gens devaient s’exprimer, et non derrière un écran.

Éric Duhaime aurait-il le culot de dire en personne à tous ceux et celles qui ne paient pas d’impôts, un par un, que ce sont des citoyens et des citoyennes sans importance, qui ne valent rien?

La violence, qu’elle soit physique, verbale, économique ou autre, est d’autant plus facile à semer lorsqu’elle n’a pas de visage, lorsqu’on n’est pas témoin de son impact. Pas besoin d’utiliser des drones ou de vivre dans une tour protégée pour vivre déconnecté des autres. On le fait tous, quotidiennement, en marchant dans la rue, en prenant l’ascenseur, en commentant un article.

Ce n’est pas anodin si la politique de la division fonctionne si bien. On ne se préoccupe pas tant des compressions qui touchent notre voisin, mais quand ça finit par nous toucher, alors là, ce n’est pas pareil, notre situation, elle, mérite réparation et justice.

Assoyez-vous un moment sur la rue Saint-Joseph à Québec ou sur Sainte-Catherine à Montréal. Ou dans un centre d’achats si c’est plus votre genre. Lâchez votre téléphone et observez. Regardez le monde autour de vous. Le vertige évoqué plus haut ne m’arrive pas seulement en voyage, il m’arrive aussi chez nous.

Nous sommes tous «monsieur et madame Tout-le-monde».

Je me demande: et si c’était moi qui subissais cette violence, comment je réagirais?