Roulette russe

Violence et cohérence

Des fois, j’envoie chier mon ordinateur. Solide. Nos bons sacres québécois peuvent se faire très généreux, parfois entrecoupés d’une injure à l’américaine.

Ça arrive, par exemple, quand il plante alors que je n’avais pas sauvegardé un document depuis un moment. Ou qu’il décide sans prévenir de faire une mise à jour. Vous savez, j’imagine, ce que les ordinateurs sont capables de faire pour nous tomber sur les nerfs.

En fait, c’est moi que j’envoie promener avec ma grosse voix. Parce que je n’avais pas fait «ctrl+s». Parce que j’étais pressé pis que ça n’adonnait pas, là, la mise à jour. Mais si j’avais sauvegardé mon document, si j’avais mieux prévu mes affaires, je n’aurais pas été pressé pis ça n’aurait pas été grave.

D’ailleurs, je ne sacre pas automatiquement chaque fois, ça dépend du contexte. Plus encore, ça arrive si je suis dans une période où je suis épuisé, ou qu’une situation me frustre. Si ça m’arrive plus d’une fois dans un court laps de temps, c’est que je sais que quelque chose, quelque part, dans ma vie, me dérange. Pis c’est mon pauvre ordinateur qui écope inutilement.

Je me trouve épais quand ça arrive et, après, j’ai toujours honte. C’est pas mal imbécile d’envoyer promener un objet. Et pauvres voisins qui m’entendent crier dans le vide.

Parce que c’est là ma particularité: je ne crie jamais après personne, juste après des objets qui ne collaborent pas. Je ne me chicane qu’avec moi-même, tout seul, jamais avec personne. J’ai déjà frappé ma télévision en jouant au Genesis, mais je suis incapable de la moindre violence envers les autres.

Pas seulement physiquement. Avec les mots aussi. Je suis assez diplomate quand je dois critiquer ou soulever quelque chose de négatif, ou que je sais que mes propos pourront faire de la peine. J’essaie de ne pas encourager des mécanismes d’exclusion, de rejet ou de discrimination. Bref, je déteste blesser les autres. Ça me fait mal, comme si c’est à moi que j’infligeais cette douleur.

J’ai donc vraiment de la misère à comprendre pourquoi péter du mobilier dans une manifestation est plus violent qu’un groupe qui encourage le racisme et la discrimination.

Ce n’est pas que je trouve ça nécessaire, de péter du mobilier dans une manifestation, mais entre un discours raciste et briser un objet ou une vitrine, l’acte le plus violent est pour moi évident: c’est le racisme.

J’essaie de comprendre comment un politicien peut condamner les violences physiques d’un côté, mais ne pas condamner les propos et les mouvements racistes de l’autre. Comprendre comment, surtout, on peut les mettre sur le même pied d’égalité, si ce n’est pour gagner quelques votes.

Ce que j’en déduis, c’est que les biens publics et privés sont plus importants que la dignité humaine, le respect des autres et l’égalité.

Évidemment, ce n’est pas le fun pour le commerçant ou le gouvernement de devoir réparer les trucs pétés, mais c’est facile à réparer. Ça demeure incomparable avec une vie qui subit le poids d’une discrimination, d’une inégalité ou d’une haine. Incomparable.

Retournez en arrière, à l’époque où vous étiez au primaire. Peut-être étiez-vous dans ceux ou celles qui se faisaient écœurer. Peut-être que ça a duré tout le primaire. Ou tout le secondaire. Sinon, souvenez-vous du rejet de votre classe. Souvenez-vous de son manque de confiance, de son manque de joie de vivre, de son absence d’estime de soi.

Vous devinez l’impact négatif de cette intimidation sur sa vie. Le rejet, appelons-le pour l’occasion Samuel, ne rayonnait sûrement pas, même s’il était sûrement un gentil garçon ne méritant pas d’être intimidé.

Imaginons un moment que Samuel essaie d’en parler à son professeur, et à la direction, mais que malgré les bons mots compréhensifs, il ne se passe rien. Le Chicoine de la classe continue d’intimider Samuel sans aucune conséquence. Le reste de la classe suit le mouvement et continue de rejeter Samuel, ou le laisser se débrouiller avec son problème, ne s’en mêle pas.

À bout de nerf, dans une frustration provenant de l’inaction de l’école et d’un épuisement de sa patience, Samuel renverse le pupitre de Chicoine et le brise.

Choquée, la direction de l’école blâme sévèrement Samuel et prend en pitié Chicoine qui, sur le moment, ne faisait rien de mal. Tous les autres élèves diront qu’il était tranquille au moment de l’incident, même s’il passe presque tout son temps à gosser Samuel.

Imaginez l’injustice que doit ressentir Samuel. Imaginez la satisfaction de Chicoine. Cette situation ne repose pas que sur Samuel et Chicoine, elle incombe aussi à la direction, au professeur et aux camarades de classe qui, même s’ils étaient au courant, ont tous toléré ou laissé aller le problème.

Nos politiciens et plusieurs chroniqueurs, ces temps-ci, réagissent de la même façon que la direction d’école. Ils condamnent les petites violences spontanées, mais ne relèvent pas cette violence ordinaire, celle du quotidien, qui étouffe des milliers de personnes chaque jour.

Oui, certains alimentent volontairement le feu pour faire des gains politiques, mais d’autres ne prennent juste pas position, pour les mêmes raisons. À un certain moment, ne rien faire revient au même qu’accepter un problème ou l’encourager.

Pas besoin de brûler quelqu’un sur une croix pour que le racisme tue, blesse et détruise des vies. Il n’a pas besoin d’être éclatant pour être violent. Son ordinaire l’est tout autant.

Tolérer une telle violence et ne pas la freiner finira toujours par provoquer une réponse violente. À qui reviendra la faute?