Vous reconnaîtrez ici mon amour pour la culture populaire. La scène se passe dans la plus récente adaptation de Wonder Woman au cinéma. Un général anglais préfère sacrifier la vie de milliers de soldats plutôt que tenter une opération secrète risquée, mais qui pourrait sauver plusieurs vies. Parce que c’est à ça que servent les soldats, mourir en service.
«Vous sacrifiez consciemment toutes ces vies comme si elles avaient moins d’importance que la vôtre, comme si elles ne signifiaient rien», s’emporte l’héroïne, témoin de cette décision bête, cruelle, mais logique d’un point de vue militaire. Sauf que Diana Prince ne s’arrête pas là.
«D’où je viens, ajoute-t-elle, les généraux ne se cachent pas dans leur bureau comme des lâches. Ils se battent avec leurs soldats! Ils meurent avec eux sur les champs de bataille! Vous devriez avoir honte!»
Je ne suis pas un spécialiste de l’histoire militaire. Je sais quand même qu’à une époque, les généraux mouraient en effet sur les champs de bataille avec leurs armées. Pensez à Montcalm ou à Wolfe, morts lors de cette courte mais légendaire bataille des plaines d’Abraham.
Je ne sais pas quand cette présence sur le terrain s’est arrêtée, mais ça ne se fait plus. Aujourd’hui, les généraux dirigent leurs troupes loin du terrain. Même les soldats sont loin, parfois, manipulant des drones à des milliers de kilomètres.
Un peu comme lorsque je joue à Civilization. La mort devient presque virtuelle, une donnée comptable avec des gains et des pertes. Tant qu’on gagne et qu’on n’est pas en déficit, les sacrifices valent la peine. Cette manière de voir la guerre donne le Vietnam, l’Irak, l’Afghanistan et plusieurs autres atrocités dont on cherche le sens réel, s’il y en a un autre que l’orgueil et l’appât du gain.
Cette distance entre ceux et celles qui prennent des décisions et les personnes qui subiront directement les coups crée une troublante violence. Sinon, pourquoi ces mêmes personnes ne se soucient-elles jamais des impacts de leurs décisions, tout en s’arrangeant pour que leurs enfants ne soient jamais à ces endroits? Difficile de ne pas conclure que le sacrifice ne vaut la peine que si les dirigeant.e.s ne sont pas touché.e.s.
Ces odieuses tactiques militaires ne sont pas très différentes des techniques administratives. Prendre des décisions qui auront d’énormes impacts sur la vie des gens, comme les mettre à la rue, et ne pas s’en soucier parce que ce ne sont que des ressources humaines parmi tant d’autres, c’est aussi violent que d’envoyer des soldats à la mort certaine pour gagner l’autre tranchée voisine. Tout ça pour quoi? Avoir un ou deux dollars de plus par action? C’est ça que ça vaut, la vie de ces gens?
Les hauts gestionnaires, comme plusieurs de nos ministres, sont complètement déconnectés de nos réalités. Les énormes structures déshumanisent les décisions. Leur confort est à des années-lumière du nôtre. Pas seulement parce que leur salaire est cent fois plus élevé que le nôtre (voire beaucoup plus), mais aussi parce que ces personnes vivent dans une bulle, n’ayant aucune idée de la vie ordinaire. Pire, ils et elles pensent que leur vie est normale. Ça, c’est dangereux.
C’est à la fois tellement anecdotique et révélateur. Lorsque le ministre Coiteux a annoncé plusieurs réformes à la Loi sur l’alcool, il a aussi évoqué la volonté de simplifier les demandes de permis. Philippe Couillard a dit, rempli de candeur, avoir pris conscience de la lourdeur des formulaires lorsque sa conjointe a dû s’y mettre pour une activité caritative. J’ose cette question: si notre premier ministre n’avait pas vu sa femme devoir composer avec cette paperasse, le gouvernement aurait-il voulu simplifier ces règles? En aurait-il simplement eu conscience?
Le pire dans tout ça, c’est que l’idée de la responsabilité des décisions semble aussi absurde que l’idée de s’inclure dans les sacrifices demandés.
Qui a réellement écopé pour les bourdes du système financier en 2008? Les gestionnaires des grandes banques qui ont imaginé, permis et alimenté les subprimes ou les pauvres client.e.s qui ont fait confiance à ces banques? Ce sont ceux et celles au bas de l’échelle qui ont payé. Et la population, via les gouvernements qui ont soutenu ces banques. Tous ces gestionnaires sont demeurés millionnaires.
Qui doit payer pour les externalités environnementales, pour les impacts de la pollution des minières, des pétrolières, des gazières, des bétonnières, des constructeurs automobiles et autres grands pollueurs? Visiblement pas les gestionnaires de ces entreprises qui se frottent les mains d’exclure de leur coût de production les conséquences directes de leurs produits et de leurs manières de les produire.
Ce sont les employé.e.s qui en paient le prix, avec les maladies développées par la pollution créée par leur propre employeur. On a parfois l’impression que les histoires comme Asbestos c’est du passé, mais non.
C’est aussi la population qui paie avec ses impôts. Pire, ces entreprises osent refiler le coût aux clients dès que le gouvernement leur exige d’assumer une partie de ces coûts, appelant ça des taxes vertes ou un fonds vert.
Voilà pourquoi d’ailleurs New York souhaite poursuivre des pétrolières. Les grandes entreprises comme les hauts gestionnaires ne peuvent pas se laver des responsabilités et empocher tous les bénéfices. Ce n’est pas ça le contrat social implicite à l’entrepreneuriat. Le deal d’empocher les profits ne peut marcher que si l’entreprise assume les risques et les coûts aussi.
Ce n’est pas une question de gauche ou de droite. C’est simplement d’arrêter de croire qu’il y a nous et le reste du monde. D’arrêter de croire que des gens valent plus que nous.