Commençons avec une confidence: je suis particulièrement tanné d’entendre cette rengaine de la «loi de la jungle».
Cette idée que dans la nature, seuls les plus forts survivent; soit on est mangé, soit on mange l’autre.
Je pense avoir passé ma jeunesse à chercher cette loi de la jungle dans Découverte, dans les National Geographic, ou dans Bête pas bête plus. Tout ce que j’ai trouvé, c’est l’inverse.
Le lion n’est pas réellement le roi de la jungle – la jungle n’a pas de roi, la nature est anarchiste. Sauf quand il a faim, le lion ne perd pas son temps à écraser tous les autres animaux, il dort. Beaucoup. Aucun animal ne perd son temps à dépenser de l’énergie juste pour conquérir ou écraser quelqu’un. Bien sûr, le lion et plusieurs prédateurs tuent… mais pas plus que ce dont ils ont besoin pour vivre. On est à des années-lumière de la «loi de la jungle» mise de l’avant par un tas d’économistes, de politiciens et d’hommes d’affaires.
Les «compétitions» chez les animaux sont plus souvent une parade qu’une réelle compétition. Pas beaucoup d’espèces se battent à la mort. Leur survie l’emporte sur le principe. C’est souvent comme un gros spectacle de lutte. On gueule fort, on fait des acrobaties, mais au bout du compte, personne ne veut réellement se faire mal.
Si un homme d’affaires vivait vraiment selon la loi de la jungle, la vraie, il ne passerait pas son temps à écraser la compétition et à être habité par un esprit de conquête; il tiendrait un commerce qui lui permettrait de se nourrir, lui et sa famille, sans plus. Le lion n’est pas dans la convoitise. Ni le tigre. Ni le grizzly. Ni le requin. Un des rares animaux qui entasse et accumule des affaires, l’écureuil, le fait parce qu’il les perd. Il ne se souvient jamais où il a caché sa noix… alors il en cache, encore et encore.
La nature est tout le contraire d’un lieu sauvage et sans merci, c’est plutôt une impressionnante harmonie. Le principe même des écosystèmes repose sur les échanges, sur les coopérations, entre toutes les formes de vie. Aucune espèce ne survivrait sans l’apport des autres espèces – faunique et florale, j’aimerais préciser.
De récentes études en sociobiologie – l’étude des sociétés animales – démontrent que l’entraide ne se fait pas tant entre «frères», entre espèces entre elles, mais plutôt selon les environnements ou les contextes, comme des pénuries ou des périodes de froid, sans égard à l’espèce, si c’est un «frère» ou un «autre». Plus encore, c’est dans ces moments-là que se créent en fait les proximités génétiques. Donc, l’entraide ne viendrait pas de la proximité génétique, c’est plutôt la proximité génétique qui viendrait de l’entraide.
Tout ça scrappe le discours de plusieurs racistes sur les «immigrants illégaux», mine de rien.
Ce n’est pas tant parce que vous êtes plus forts que les autres que vous vivez jusqu’à 86 ans, voire 100 ans, c’est parce que la société vous le permet. Ce n’est pas avec la compétition ou «la loi de la jungle» que nous avons doublé notre espérance de vie et diminué la mortalité infantile, c’est en s’organisant ensemble, en créant des accès à l’eau potable, en universalisant les soins de santé, en créant des infrastructures partagées, pas tout seul chacun dans notre coin.
Si on vit mieux et plus longtemps, c’est parce que des gens ont arrêté de jouer à qui pisse le plus loin.
Même notre corps repose sur la collaboration. Notre santé repose sur une étroite synergie entre nous et un tas de bactéries, le microbiote.
La coopération est tellement présente dans notre génétique que nos réflexes sont l’entraide. On le voit dans les grandes catastrophes. La plupart des gens vont aider la personne qui est coincée sous un débris, vont tenter de soigner une personne blessée, même les dons sont une preuve de ce réflexe de l’entraide. En temps de crise, c’est une forme d’autogestion coopérative qui s’installe naturellement.
C’est tellement au cœur de notre vie que peut-être aucun animal n’est aussi vulnérable que nous le sommes à notre naissance. Ça nous prend des mois et des années pour devenir autonomes. Tout le contraire des poulains qui galopent deux minutes après leur naissance. Nous ne pourrions pas naître aussi vulnérables si nous n’étions pas des êtres sociaux et coopératifs, si ce n’était pas dans notre nature.
Personne n’aime les égoïstes.
Pourquoi, alors, continuons-nous de faire croire que c’est ça, la nature profonde de l’être humain?
Parce que l’égoïsme existe aussi dans la nature, même si c’est l’exception et non la règle. Si ce sont les groupes sociaux coopératifs qui s’en sortent le mieux et sont les plus fortes, à l’intérieur même des sociétés, ce sont les êtres individualistes qui s’en sortent le mieux, créant un étrange paradoxe.
Ironiquement, donc, parfois, ce sont les êtres les plus égoïstes qui gravissent nos échelons sociaux et prennent les différents postes de pouvoir. Ces personnes pensent sincèrement, et souvent d’une manière bien intentionnée, que leur recette individuelle peut marcher pour la société.
Plus encore, quand les choses vont bien, c’est facile d’oublier tout ce qui permet de bien aller et de penser que tout ça n’est que le fruit de notre talent, de nos efforts, de notre supériorité. La plus grosse pomme du pommier peut se penser la meilleure, mais elle est le fruit de tout un arbre et tout un écosystème qui lui ont permis d’être plus imposante que les autres.
Au-delà des questions plus philosophiques, je crois quand même que «la loi de la jungle» a été inventée par des salauds.