Roulette russe

Masculinité perdue

Comme bien des gens ont appris l’existence des incels, ces «célibataires involontaires», lorsqu’un homme a foncé sur un trottoir avec une van à Toronto, plusieurs personnes vont découvrir la «manosphère» avec le documentaire Bitch! Une incursion dans la manosphère, qui sera diffusé le 16 octobre à Télé-Québec, produit avec la collaboration de L’actualité.

La manosphère regroupe justement des incels, mais aussi des anti-féministes, des «artistes de la drague», des MGTOW – pour «Men Going Their Own Way», des gars qui décident d’exclure la femme de leur vie –, mais aussi des misogynes qui se drapent d’arguments pseudo-philosophiques.

Plusieurs personnes vont s’étonner qu’encore aujourd’hui, des hommes détestent les femmes. Un truc plus profond que cette perception douteuse selon laquelle la femme appartient à l’homme ou la femme est inférieure à l’homme: on parle de haine, d’hommes qui croient que les femmes sont des ennemies à combattre, sinon à abattre. C’est plusieurs coches plus loin que les machos.

Dans le lot, les motivations et les intensités varient, mais demeurent toujours malsaines. Parfois, c’est clairement un gars qui n’endure plus les rejets amoureux. La souffrance l’a fait craquer.

Un des intervenants, un MGTOW, est manifestement blessé et désillusionné par l’amour. Il raconte qu’avant, pour être en couple, il donnait tout (son temps, son argent, etc.) et il pensait que c’était ce qu’il fallait faire, mais ça ne marchait pas. Un jour, il s’est dit que tout ça, cette idée du Roméo ou du prince charmant qu’il voyait au cinéma n’était pas réelle et était un «mensonge».

Sur ce point, je ne l’obstinerai pas. C’est effectivement de la bullshit. Un mythe alimenté par notre culture populaire et nourri par des hommes et des femmes. Ça embrouille bien des esprits tout ça, pour ceux et celles qui jouent cette game, mais encore plus pour ceux et celles qui restent célibataires.

En tant que moi-même vieux garçon, je connais bien cette souffrance-là. L’impact du rejet sur notre santé mentale, sur notre amour-propre, sur la perception de notre place dans la société.

Si je comprends la souffrance et ce sentiment de perte de repères – j’ai même beaucoup de compassion pour leur douleur palpable –, je décroche complètement sur leur réponse.

À la limite, qu’une personne décide d’assumer son célibat et d’arrêter de jouer le jeu de la séduction, ça pourrait être sain. Pour le meilleur et pour le pire, je ne l’ai jamais joué moi-même. Mais refuser une game peut très bien se vivre sans une once de haine.

C’est là que ça dérape – et le mot est faible. Leur souffrance n’est pas à cause des femmes. C’est surtout parce que l’amour, ça fait mal. Je pense bien qu’en général (et depuis toujours), on en arrache à créer des relations saines – amoureuses ou autres. Et de ça, toute l’humanité écope, femmes, hommes, personnes trans, queers, etc. Le rejet fait mal à n’importe qui le subissant.

Il y a quelque chose de bien troublant à voir ces hommes croire que leur souffrance est la seule véritable ou qu’ils sont les seuls à souffrir. Comme si les femmes ne souffraient pas des rejets, de l’objectification, des violences conjugales, et j’en passe.

L’autre grand schéma toxique présenté dans le documentaire est une forme de conservatisme. Des hommes qui ne veulent pas que le rôle ou la définition des hommes et des femmes change.

Pour moi, on frappe le même mur que la plupart des formes de conservatisme: comment peut-on prétendre que la perfection a été atteinte et qu’il n’y a plus d’évolution possible? Je ne suis jamais sûr si c’est de l’insécurité, de la candeur ou de la prétention qui stoppe les réflexions et les possibles évolutions. En tout cas, je suis toujours content de voir que mes ancêtres ont poussé plus loin certaines idées.

De toute évidence, l’homme souffre de son image de la masculinité (qu’il a lui-même alimentée cela dit). Une image figée qui se cherche. Mais le débat ne se fait pas comme il faut.

Je vois souvent cette question: qu’est-ce que la masculinité en 2019? Mais même si elle ne provient pas de masculinistes, elle n’ouvre pas le débat. Elle suggère dès le départ qu’il n’y a qu’une seule réponse, une seule définition. Comme si on avait besoin d’une simple mise à jour et non de remettre tout ça en question.

Dans un panel l’autre jour, j’entendais un gars dire qu’être un homme en 2019, c’était être responsable, se tenir debout. Pendant un autre débat, auquel je participais, un des invités a mentionné qu’un homme, ça n’hésite pas à sauter dans un feu pour sauver une vie. Ma réponse n’a pas tardé: «Les femmes aussi.» Ce sont de belles notions, mais chaque fois, je me demande bien pourquoi ces idées ne peuvent pas coller aux femmes.

Le féminisme a pas mal explosé la définition de la femme. La femme est multiple. Elle peut être sportive, élégante, princesse, bad ass, héroïque, sensible, effrontée, timide, studieuse, artistique et même virile! Loin d’avoir donné une nouvelle définition à la femme, le féminisme a plutôt éclaté cette définition. Il y a autant de façons d’être femme qu’il y a de femmes. Je trouve ça tellement beau, tellement essentiel.

Les hommes vont se chercher aussi longtemps qu’ils tenteront de délimiter ce que devrait et ne devrait pas être un homme. Cette pression qui fait si mal ne vient pas de la définition, mais de cette idée qu’il y a une définition. Les hommes ont tout à gagner à participer à la redéfinition des genres. Loin d’être une guerre à l’homme, la déconstruction des genres est une clé vers la liberté. Mais la liberté, je sais, ça peut faire peur.

Un autre participant de Bitch! partage aussi ce qui l’a mené de plus en plus loin dans la manosphère. Lui aussi, c’est le rejet amoureux. Il essayait d’avoir l’étoffe d’un «vrai homme». De parler plus fort. D’être musclé. D’avoir de quoi à offrir (comprendre de l’argent, de l’aventure ou de la protection).

Il a souffert. Visiblement. J’avais le motton pendant son témoignage. Sauf qu’il a un jour mis fin aux games de séduction et de haine. Il a fini par juste être lui-même. Et vous savez quoi? Je pense que c’est le seul moment de tout ce documentaire où on peut voir un homme avec un peu de bonheur.