Sale temps pour sortir

La chambre sans numéro

«Faites la plante verte», m’a dit la psy. «Reposez-vous», m’a dit le médecin.

Quand ta vie brûle, que tu entres dans la catégorie des traumatisés officiels de l’existence et que les pompiers t’annoncent que ton chien n’existe plus, que tes journaux intimes de ta première année du primaire sont partis en fumée, que t’as plus de culottes, de parfums, de chez-vous, il faut déposer les armes, laisser la pierre de l’absurde au bas du rocher, laisser Sisyphe tranquille, mettre du linge mou et écouter la télé. «Rien de trop intelligent. Pas de Spinoza, pas de documentaires sur la découverte du feu, rien de trop forçant intellectuellement. Madame Dubreuil, m’avez-vous comprise? Laissez votre cerveau récupérer.»

Quand ta vie brûle, des gens qui vivent de ça essaient de te trouver un appartement. Ce sont des agences de relocalisation. Ils installent – quelque part – les naufragés de la vie. Les radeaux que j’ai visités étaient plus ennuyeux les uns que les autres. Anonymes, bruns.

Quand ta vie part en fumée, une ombre judéo-chrétienne, héritage non désiré de mon inconscient collectif de catholique culturellement dysfonctionnelle et mal assumée, suggérait vaguement à mon intelligence ébranlée que Dieu m’avait punie par les flammes. Or après avoir visité quelques-uns de ces appartements beiges, une amie bienveillante m’a dit: «Eille, laisse faire la punition divine, j’ai vu une petite annonce…»

C’est la chambre sans numéro. L’île où mon naufrage s’articule en couleur et où la fin de mon monde est peuplée, littéralement, de chevaux de bois, ceux des manèges antiques, de statuts de Superman et d’un fauteuil de psychanalyste rose. L’appartement du propriétaire (mort l’an dernier) d’un étrange petit hôtel du centre-ville. Avec l’accord de mon assureur, je l’ai loué sur le champ parce que cet appartement est absolument absurde. Et «absurde» est le mot qui m’habite depuis que le feu m’a volé mon quotidien, ma vie organisée faite de crèmes hydratantes, d’objets hétéroclites ramenés de mes voyages, de mon agenda, de mes rendez-vous, de mes projets, de mes promenades quotidiennes avec mon toutou aux yeux verts.  

En linge mou, donc, je regarde la télé. Je fais la plante verte comme prescrit. Et je me demande pourquoi l’humanité mérite d’être vécue.

En linge mou, je regarde la civilisation enfumée de conneries. Cet après-midi, une infopub sur un poêle, le Wolfgang quelque chose, qui «change des vies». Enfin, c’est ce que disent les «[pseudo-] experts qui témoignent». À un autre poste, une téléréalité sur les pires conducteurs au Canada. Le concept: des connasses (de premier ordre) conduisent des camions-remorques et font des accidents. Le tout est contrôlé et commenté par un animateur méprisant et explicitement misogyne.  

Quand tu regardes de telles conneries, tu te dis que d’autres personnes ont des vies beaucoup plus absurdes que la tienne. Après trois ans de conservatoire en arts dramatiques, que fais-tu? «Je fais les narrations en français d’infopubs d’un poêle miraculeux»…

Il y a une centaine d’années, on a inventé une méthode mathématique pour calculer le quotient intellectuel des gens. La courbe de Gauss. J’imagine que lorsqu’on conçoit une publicité qui essaie de vous convaincre qu’en six versements de 50$ un four peut changer votre vie, on s’adresse aux gens des courbes inférieures. Quand, à d’autres postes, certains s’adressent expressément aux courbes supérieures, aux beaux esprits, c’est souvent pire. En linge mou, la prétention de certains flamboie de tous ces feux.

Quand ta paix brûle, tu comprends mal pourquoi tant de gens flambent leur temps sur la planète. Tu penses à tes amis consumés par autant de stress, à ceux qui ont des problèmes d’alcool, à ceux qui restent dans des couples sans joie, gardent des jobs qu’ils n’aiment pas. Des trucs qui ne brûlent pas, mais qui font de la cendre.

Quand la vie te magane, tu t’enroules dans tes amitiés doudou qui ont construit un pare-feu entre toi et le non-sens et tu appelles, aussi, ta grand-mère adorée. 93 ans. Juste pour entendre sa voix de grippette chevronnée. Tu appelles ta grand-mère qui veut rejoindre ses amis au paradis et qui, à son grand dam, ne meurt pas. Tu lui dis: «Tout va bien». Tu ne lui dis pas que ta maison a passé au feu. (Et je vous fais confiance. Elle ne lira pas Voir. N’allez pas vendre la mèche.) Et puis, elle te demande: «Dis donc, René Angélil, les médias, vous en faites pas un peu trop? Un grand homme, oui, oui, mais c’est quand même pas René Lévesque ou… je sais pas, moi… Victor Hugo. Qu’est-ce que t’en penses?»

Sur le divan de psychanalyste rose, je vais penser à ça, grand-maman, quoique ce soit peut-être au-dessus de mes forces intellectuelles. Et la psy m’a demandé de ne pas trop réfléchir. En tout cas, je vais tout de même fermer la télé, Facebook et ses photos de chats, désobéir un peu à la psy. Je vais courir à la librairie du coin pour aller chercher quelques livres. Les miens ont tous brûlé. Prochain épisode, Le mythe de Sisyphe. Entourée de ces mots-là, je vais essayer de me convaincre que ma vie de cendres, mon peuple, ma civilisation, ma culture valent la peine d’être vécus, d’être source d’inspiration, même si je ne vois en ce moment qu’un hiver de force; une zone sinistrée, inondée de selfies et arrosée d’idées répétées. Où est allé tout ce monde qui avait quelque chose à raconter? Sinon, suggérez-moi quelque chose. Donnez-moi de l’oxygène culturel parce que dans ma chambre sans numéro, j’étouffe culturellement.