«Dans l’aile où j’étais, il y avait un gars qui avait violé une dizaine de femmes en les menaçant au couteau. Il m’a raconté que ça le faisait bander. Il y avait un pédophile complètement dans le déni. Un autre qui avait poignardé son père. Ouin… La prison, c’est trash. Quand, tu rentres, ils te posent des questions sur ton état de santé. Ils te demandent si tu prends des médicaments, si t’es fumeur, ils te donnent des timbres de nicotine. Moi, comme je ne fume pas, j’ai dit non. Erreur. J’ai vite compris que les patchs en prison, c’est comme des dollars. Les gars les coupent en languettes. Ils arrachent des pages de la Bible et se font des cigarettes avec. Ça vaut 20$ la cigarette. C’est le “boss de la wing” qui contrôle le commerce. Le boss, c’est le prisonnier qui est comme le patron non officiel de l’aile. Le plus ancien, le porte-parole. Un peu comme un président de classe, mais non élu. Avec les cigarettes, t’achètes de la protection, ta paix, de la bouffe, etc. Les gardiens ne s’énervent pas trop avec ça. C’est un moindre mal, j’imagine, parce que sinon les gars sont en manque et ils font du trouble. Ils sont plus vigilants avec l’alcool que les gars fabriquent avec des pelures d’oranges ou de patates qu’ils font fermenter. Quand les gars sont soûls, là, ça devient dangereux. Moi, comme je n’avais pas de patchs, je me suis mis chum rapidement avec le boss. J’écoutais les gars, leurs histoires, je leur donnais des conseils. J’ai toujours aimé ça, écouter les histoires des gens, tu le sais.»
Oui. Je le savais. François-Xavier Machin-Machin qui, comme son prénom composé et son nom de famille, lui aussi composé, l’indiquent, fait partie de ma génération. Son nom était tellement long que tout le monde l’a toujours appelé F-X. D’un an mon aîné à la garderie, puis à l’école primaire. Je le connais depuis… depuis toujours?
À l’adolescence, nous avons refait le monde dans les parcs d’Outremont. Son père était médecin, et lui, un peu révolté. Un bum de bonne famille. Un bon gars circulant en planche en roulettes, fumant un peu trop de joints. Entre F-X et moi, il n’y a jamais eu d’ambiguïté sexuelle, mais une affection toute simple. Il s’intéressait beaucoup à une fille de la bande, anorexique et fragile. Moi, j’étais amoureuse d’un grand blond d’origine tchèque qui voulait être astronome. Pourtant, il a toujours été galant, à sa manière, à mon égard. Protecteur, même. Au cégep, on s’était trouvé une job au resto du coin. Nous y étions quelques-uns de la bande. Après les heures de service, on sortait. On dansait. Il me raccompagnait souvent à la maison. «C’est plus prudent», disait-il.
Puis, je suis rentrée à l’université. Je me suis fiancée avec le Tchèque et j’ai quitté le Québec. Je l’ai perdu de vue pendant quelques années. Je suis rentrée à Montréal, le cœur en miettes. J’allais souvent marcher sur le mont Royal. Un jour, je l’ai croisé. Il avait un petit garçon juché sur les épaules. Une blonde souriante à l’air triste. J’ai su plus tard qu’elle était dépressive. Nous avons échangé nos numéros et nous avons recommencé à jouer au tennis. Depuis, on se voit de temps en temps. Peut-être deux ou trois fois par année. On joue un match, on va prendre une bière. On jase. Sa job, sa garde partagée. Les filles qu’il rencontre et ses relations qui sont toujours intenses avec des filles intenses, que je ne rencontre jamais.
Ça faisait plusieurs mois que je n’avais pas eu de ses nouvelles. Et puis, il y a quelques jours, sa voix grave au téléphone: «Faut que je te parle.»
Une fille qu’il fréquentait depuis quelques semaines. Rencontrée sur Internet. Une fille, donc, maniaco-dépressive, me dit-il. Un soir, ils se chicanent. Ils se réconcilient. Elle lui dit: «Baise-moi fort». Il s’exécute. Il s’endort. Il est réveillé par le bruit des poings des policiers qui cognent sur sa porte. Accusation d’agression sexuelle. Il consulte un avocat qui lui conseille de plaider coupable. Plus simple, moins cher, lui dit le magistrat. C’est sa version des choses.
«Je te jure que je ne l’ai pas violée. Mais c’était tellement compliqué de prouver le contraire que je n’avais pas le choix.»
Est-ce possible? Oui. Des amis avocats-criminalistes à qui j’en ai parlé m’ont dit que c’était possible, mais surprenant et rare. Il y aurait des avocats peu scrupuleux qui ne veulent pas s’encombrer de causes difficiles, ambiguës, grises. Dans le milieu, on les connaît, paraît-il. Coupable? Je ne sais évidemment pas ce qui s’est passé ce soir-là entre F-X et cette fille que je ne connais pas. Je n’étais pas là. Est-ce que le système pourrait commettre des erreurs? Des victimes collatérales de la guerre aux agresseurs sexuels? On prive bien les prisonniers de tabac pour leur santé, cependant on a créé un trafic de patchs. Perplexe, je suis. Visa le Noir, tua le Blanc.
Je regardais la neige tomber par la fenêtre du café où il a choisi de me raconter son histoire. Le froid polaire jetait une lumière bleue et grise sur la ville et une vieille chanson de Pink Floyd étreignait les minutes de notre entretien. Je ne pouvais m’empêcher de me dire que le visage d’un agresseur sexuel est, dans l’imaginaire, dans le mien du moins, comme celui des monstres des contes pour enfants: animal, terrifiant, lointain. D’une longue série de faits divers qu’il me reste en mémoire, mon idée des agresseurs en est une de curés d’une autre époque, de gars de gang de rue, de fous, de Guy Cloutier.
Jamais je n’aurais pensé que j’aurais eu à me demander si un visage familier… Et, pourtant, même si j’hésite dans mon verdict, je ne suis pas si surprise par le chemin que prend l’histoire personnelle de F-X. Comme si, très jeunes, certaines personnes portaient en elles les empreintes d’un futur compliqué. F-X a d’ailleurs conclu notre conversation en me disant qu’il suivait une thérapie. «J’ai une dépendance aux relations toxiques, difficiles.»
Existe-t-il une telle chose que le destin? Existe-t-il une autre matière à réflexion plus puissante que les trajectoires réelles et complètement insensées de l’existence humaine? Et pourquoi, pourquoi les contours des destins errent-ils parfois de façon si déterminée jusque dans des zones si grises qu’elles mènent à la prison?
Salut Émilie,
Je reconnais bien ce style incisif, puissant, que j’avais repéré lors de ton passage dans mon atelier de journalisme de magazine. Tu as une manière bien à toi de dire les choses, sensées et insensées. Bravo et ne perds jamais ce souffle, ce regard qui te sont propres. En lisant ta chronique, je me demande si l’univers du monde carcéral et celui des urgences psychiatriques ne se ressemblent pas, à plus d’un égard.
Les zones grises, ces mals aimées qui dérangent et nous obligent à nous questionner.
Excellent texte, un peu court, un peu vite. Car les zones grises le sont souvent par manque de temps, d’application et de patience.