Sale temps pour sortir

Le blues de la métropole

Depuis les froidures de janvier et ses lumières descendues droit du Labrador jusqu’aux pluies interminables d’avril, je me suis nichée dans le cœur abîmé de Montréal. Quartier latin. À l’angle de la rue Saint-Denis et du désastre urbain. Depuis janvier, je marche donc beaucoup dans le quartier et j’ai les blues de la métropole, une sorte de peine d’amour municipale. Pas facile d’être amoureux de Montréal aujourd’hui. Le ciel est bas, la terre est grise, le fleuve est sale, le mont Royal est mal à l’aise… Je flâne dans un quartier qui ne semble pas avoir de présent, qui semble n’avoir qu’un passé, et les vieux arrangements de Beau Dommage s’installent dans ma tête. Mon juke-box personnel s’égare au rayon nostalgie. Chaque commerce fermé, chaque vitrine placardée, me chante la complainte en sol mineur d’une ville que je vois dépérir. Dans ma tête, je vois défiler la désolation et j’entends les premiers accords de Suzanne me guider vers le Saint-Laurent et notre Vieux-Port à l’air triste.

La nostalgie vient sans doute, peut-être, du fait que je vieillis. Je n’ai pas connu l’époque de l’Expo, des Olympiques, encore moins celle de l’âge d’or du jazz et des cabarets dans le Montréal dans les années 1930 et 40. N’empêche, quand j’étais adolescente ou jeune adulte, il y a 20 ans, on venait ici avec les copains. C’était une destination, une aventure. On venait dans le Quartier latin! On sortait sur Saint-Laurent, sur Saint-Denis, sur Prince-Arthur. Peu importe la température. Le centre de Montréal, c’était le centre du monde, et Montréal, c’était ma ville, mon identité, ma fierté. Ma fierté, oui. Chaque fois que j’ai habité à l’étranger, je ne pouvais me défaire de cette envie de revenir à Montréal, de sentir le froid cristallin, l’hiver mourir au fond de chaque bière, de sentir ma culture vibrer dans les petits commerces, de sentir mon accent vivant de Québécoise habitant dans la deuxième ville francophone en importance dans le monde s’exprimer dans les bars, les librairies, les cafés.

Il y a quelques années, j’ai séjourné dans la ville de Détroit au Michigan. Là, il y avait une raison historique à la désertification du centre-ville. En 1968, des émeutes raciales avaient provoqué la fuite des Blancs pour la banlieue. En quelques semaines à peine, ces Blancs, avantagés économiquement, ont abandonné, derrière eux, leurs maisons, leurs commerces. Ils n’y sont jamais retournés. La ville de l’automobile, de Ford, s’est retrouvée avec des maisons pourries, des édifices vides. Aujourd’hui, le centre-ville de Détroit est un lieu dangereux peuplé surtout de fantômes. Or quand je descends Saint-Denis, ces jours-ci, ça me rappelle Détroit. Ce sentiment pesant de vide, de désolation. À louer, à louer, à vendre, à louer, à vendre. Pourtant, il n’y a eu aucune émeute ici. Aucune rupture dans le tissu social, aucune justification historique simple, rien pour m’aider à comprendre comment et pourquoi le centre de ma ville est devenu synonyme de balades déprimantes parsemées de façades d’édifices à l’abandon.

Par négligence? Parce que personne ne s’en préoccupe? Parce que les travaux sont mal coordonnés? Parce que la corruption municipale? Parce que des politiques contraignantes de stationnement? Parce que des taxes trop élevées? Parce que des loyers trop chers? La technologie? Les temps qui changent? L’économie qui se transforme? Toutes ces questions me hantent. Qui est responsable? Qui peut changer les choses? On veut célébrer la ville et ses 375 ans, alors que son cœur même est à l’agonie. Suis-je la seule à souffrir de déambuler sur des pavés qui évoquent les visages pâles de cancéreux ayant abandonné leurs traitements? À ne pas me dire que, de toute façon, il y a Brossard, Laval, et des projets de super centres d’achats quelque part aux limites de la cité.  

Il faut dire que je viens d’une famille de petits commerçants. Mon arrière-grand-père avait un magasin général à Rosemont. Mon grand-père, lui, c’était une bijouterie dans Hochelaga-Maisonneuve. Ma mère, pendant plus de 20 ans, a vendu des articles de maison sur la rue Laurier Ouest où, aujourd’hui, un commerce sur deux est fermé. Je sais dans mon ADN à quel point, derrière la façade de chaque boutique, il y a des heures et des heures de travail, du stress, une hypothèque, les caprices de la météo qui font la différence entre une bonne et une mauvaise journée. Il y a aussi, bien sûr, le bonheur de monter sa clientèle, de lui faire plaisir, de faire partie de la vie de la ville, des rendez-vous quotidiens de ses habitants. Quand ma mère avait son magasin, souvent les clients arrêtaient en rentrant du bureau, simplement pour dire bonjour, pour donner des nouvelles, pour en prendre. Les petits commerces; le sang et l’eau dans le tissu de la ville. Un endroit où l’on se reconnaît, où l’on est reconnu. L’envers de l’anonymat. L’oxygène de l’urbanité.     

Hier, je suis passée chez une designer de la rue Saint-Denis. Véronique d’Aragon, 40 ans. D’Aragon a toujours rêvé de mode, d’avoir sa boutique. Dès la petite enfance, elle fabriquait des vêtements. Avoir sa boutique, rue Saint-Denis, c’était ça son ambition. La rue Saint-Denis, quoi de mieux? Or il n’y a presque plus d’achalandage dans son petit rêve, dans sa boutique. Elle a dû vendre sa maison pour payer les taxes municipales de son local parce que l’argent ne rentre pas. Ça fait trois ans que sa devanture de commerce évoque Sarajevo ou Détroit. Elle songe à vendre en ligne, fermer boutique, fermer les portes de ce qui la définit, de ce qu’elle a toujours voulu faire. Et ça, c’est un drame. Pas seulement celui de Véronique, mais le nôtre. Car ce sont les Véronique d’Aragon de ce monde qui donnent une couleur à un quartier, à une ville. Et je me demande, en marchant sur Saint-Denis, sur Saint-Laurent, sur Laurier, sur avenue du Parc, sur Côte-des-Neiges, sur Prince-Arthur, si l’on prend la mesure de l’impact de ces catastrophes individuelles sur le collectif, sur l’âme même de notre cité.

Faque. J’ai les blues de la métropole solide. Pis comme je ne vais pas déménager, ni à Toronto ni à Québec, je vais faire quelque chose de très «Montréalais désespéré» et aller à l’Oratoire et prier Saint-Joseph pour que quelqu’un, quelque part, allume. Qu’on allume plus qu’un lampion pour que le centre de ma ville guérisse de son mal avant qu’il ne soit trop tard.