Sale temps pour sortir

Une trop bruyante solitude

L’air est doux ce matin et le vent bruisse doucement dans les arbres. Délicatesses délicieuses d’un juin qui berce l’âme dans cette tiédeur sensuelle des débuts de l’été où nos corps n’ont plus à lutter contre le froid, le frimas, le vent. C’est cette époque délicieuse où nos corps n’ont qu’à s’abandonner à la douceur. Pourtant, je me sens agressée. À la terrasse du café où j’attends mes œufs et mes rôties en ce dimanche matin indolent, la musique diffusée en ce lieu aspire, comme un aspirateur aspire la poussière, le plaisir que j’aurais à m’abandonner au moment. Ce sont des chansons criardes. Elles règnent en roi et maître sur l’endroit, recrachées depuis des haut-parleurs installés sur la terrasse, et elles m’empêchent de laisser mon esprit vagabonder, elles m’empêchent de réfléchir. 

— Pardon, Monsieur, vous serait-il possible de baisser un peu la musique s’il vous plaît? J’ai une affreuse migraine. 

Depuis quelques années, c’est la stratégie que j’ai développée un peu partout pour faire disparaître cette agression musicale constante. Je mens effrontément. Je n’ai jamais souffert de migraine, je n’ai jamais de maux de tête, mais force est de constater que quand je dis «Votre christ de musique m’agresse», ça ne marche pas. Je prends donc un air souffreteux, je me tiens la tête et je fais un peu de chantage émotif.

— Je vais la baisser un peu, Madame, mais je ne peux pas l’éteindre, les clients aiment ça. 

Les clients aiment ça. Oui. Sans doute. Les clients aiment ça. Puisque partout, tout le temps, on nous assomme de musique, on nous bombarde d’écrans de télé, dans les cafés, les restos, le métro… Et, ainsi, rarement l’esprit trouve-t-il un lieu où il ne pourrait que penser ou ne pas penser sans que son attention soit canalisée, occupée. En ski, on nous met de la musique au pied des pentes. À la plage Jean-Drapeau, on nous met de la musique. 

À l’Université, j’ai choisi de faire des études plutôt inutiles: une maîtrise en littérature. Mon mémoire portait sur la littérature politique tchèque des années 1960 et 1970. Ça ne m’a pas donné grand-chose dans la vie. Et, si c’était à refaire, c’est certain que je ne ferais pas cela. J’irais peut-être en médecine. J’aime la politique et ça aurait pu m’aider à devenir ministre, qui sait. À tout le moins, je serais, sans doute, un peu plus riche. Bref, ou néanmoins, ces études m’ont apporté au moins une chose: le contact avec un de ces bouquins qui vous marque pour la vie.

Depuis 20 ans, je déménage ce titre de Bohumil Hrabal d’un appartement à l’autre, comme un trésor. Une trop bruyante solitude. Un court et magistral roman. Le narrateur, Hanta, travaille dans une usine de recyclage de papier. Sa tâche: détruire des livres. Le travail est aliénant, difficile physiquement, mais l’ouvrier inculte, doucement, se met à désobéir et à sauver des ouvrages. Il se construit une pensée, une culture, au contact des œuvres. «Tel le beau poisson qui scintille parfois dans le courant d’une rivière aux eaux sales et troubles à la sortie des usines, brille de temps en temps […] le dos d’un volume précieux.» Hanta les repêche et les lit, «sirotant une idée comme un petit verre de liqueur».

Sirotant une idée comme un petit verre de liqueur. Cette phrase m’a marquée. Réfléchir, synonyme d’ivresse. Cette histoire, bien sûr, est campée à l’époque où la pensée unique du «socialisme enthousiaste» sévit en Europe de l’Est. Pourtant, elle pourrait se dérouler ici et maintenant, à l’époque où notre pensée se résume le plus souvent à être farouchement pour ou contre, à être ou ne pas être Charlie, queer, Paris, à être ou ne pas être pitbull, à détester ou encenser Richard Martineau, à répandre nos vertus, de gauche ou de droite, sur les réseaux sociaux, comme on épand du sable sur les trottoirs glacés.

Mais Une trop bruyante solitude, c’est surtout un titre génial à classer parmi les grands titres de la littérature mondiale. Aux côtés d’À la recherche du temps perdu par exemple, ou de Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer. Ces titres sont de petites phrases qui disent tant de choses à propos de nous, de l’humanité. Nous sommes tous à la recherche du temps perdu, nostalgiques. Bon. Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, c’est juste un titre parfait tout court. Enfin, il y a en a d’autres de ces grands titres. Mais Une trop bruyante solitude met le doigt sur quelque chose de profond, de fondamental. Le bruit inhérent à la solitude de l’homme, cette solitude intrinsèque que nous tentons par tous les moyens d’oublier, armés que nous sommes de bâtons à égoportraits. Cette solitude bruyante dont nous essayons de noyer la clameur dans le bruit incessant de nos téléphones qui nous rassurent à coup de bip-bip. Un mail, un texto, un message Facebook, une notification Twitter. Petites sonneries réconfortantes, petits bruits qui nous envoient des messages illusoires. Non, tu n’es pas seul. Le bruit de la collectivité te rejoint. On veut te parler, on veut que tu répondes. 

N’est-ce pas le bruit intérieur de cette maudite solitude fondamentale qui nous angoisse que nous camouflons partout, à force de musique tapageuse, de textos inutiles et de statuts superflus? Et n’est-ce pas aussi la tentation de ne pas y penser qu’on essaie, tant bien que mal, de l’assourdir par tout ce bruit pour rien et toute cette musique inutile? Peut-être? Non? Bon. Je me réessaye:

— Monsieur, j’ai la migraine. Pourriez-vous baisser le son svp? Parce qu’on ne s’entend plus penser ici…