Sale temps pour sortir

Les vacances

La terrasse de l’auberge donne sur un lac immense. Splendeur de notre pays. Les épinettes noires projettent leurs reflets dans l’eau calme et douce. La cigale chante. Il fait beau, il fait bon, il fait vacances. Pourtant, le couple de la table d’à côté prend son petit déjeuner, la mine sombre. Cela fait déjà plusieurs jours que je les observe. Sont-ils Français, Américains, Québécois? Je ne sais pas. Je ne les entends jamais se parler. Peu importe, en fait. Ce qu’ils dégagent est plutôt universel. Ils grignotent en silence, ne se regardent pas. Leurs vacances à eux sont lourdes, leur bonheur d’être ici est obscurci par quelque chose.

Elle, brune et fine, soupire en buvant son café. Il est là, en face, le regard absent, dans le vague. Je ressens leur solitude à tous les deux, cette solitude tangible qui se vautre entre deux êtres, la solitude à deux que l’on rencontre souvent sur la route des vacances où l’intimité des couples et des familles s’exposent dans les hôtels, les restaurants, les terrains de camping.

J’ai envie d’aller lui parler à elle, envie de briser ce silence dans lequel elle semble être emmurée, de recueillir sa confidence, mais je me garde une petite gêne. Mon intuition, c’est qu’il ne se passe rien de grave dans leur vie, sinon que c’est ici et maintenant que ces deux-là se rendent compte des limites de leur amour et que ça se déroule là dans ce superbe décor qu’ils ont sans doute désiré toute l’année, tous les deux. Chéri, et si on allait au Canada cet été? Si on allait se reposer sur le bord d’un immense lac et voir les grands espaces? Et, dans ce grand espace, ils étouffent.

En vacances, collés l’un sur l’autre, ils vivent ce sentiment douloureusement lancinant de se demander: mais qu’est-ce que je fais avec elle? Avec lui? Lui, se réfugie beaucoup à l’intérieur de sa bulle électronique. Il envoie des textos. Il regarde frénétiquement les réseaux sociaux. C’est pratique la technologie pour fuir ce sentiment d’inconfort qui colle à la peau, l’impression constante que l’autre nous tape sur les nerfs ou qu’on n’a rien à lui dire ou qu’il n’écoute pas quand on parle. Pour fuir, bref, le sentiment d’être tout seul à côté de quelqu’un. Ça, c’est le gros nuage noir. Pire que la pluie pendant une semaine dans une chambre de motel en Gaspésie, plus agressant que les maringouins qui s’attardent le soir dans la tente.

Chacun de leur côté, ils regardent le lac et se demandent, sans doute, de quoi demain sera fait. En planifiant la randonnée et le pique-nique, ils imaginent, peut-être, la séparation, les conséquences de tout cela, la déchirure à la fois crainte et souhaitée. Ils se souhaitent l’automne alors et la fin des vacances où le bonheur de rigueur fait affreusement défaut et où la route est longue de non-dits.

L’an dernier, j’ai croisé un couple d’amis à la mer. En vacances bien sûr. Nous nous croisons sur la plage. Lui est hyper, super, incroyablement content de me voir. Je me dis que cette pause lui fait du bien, que l’iode le rend enthousiaste. Après la journée sur le sable, il nous invite moi et la copine avec qui je voyage pour un apéro. Après l’apéro, il nous invite à souper. Le lendemain matin, il arrête, comme par hasard, devant la maison où nous séjournons. «Salut, les filles, à quelle plage allez-vous passer la journée aujourd’hui? Ma blonde a préparé un pique-nique, elle vous a même fait des sandwichs! Vous venez?» Le soir venu, rebelote: «Allez, vous prendrez bien un apéro avec nous? Tant qu’à faire, restez donc à souper toutes les deux. Nous partons demain et on ne se voit jamais en ville.» Bronzés, ensoleillés, ces deux-là avaient l’air d’une véritable carte postale. Beaux et sportifs sur leurs kytesurfs respectifsLe Québec, c’est les vacances! J’enviais leur bonheur lumineux. Je les enviais de s’être trouvés.

En rentrant à Montréal, quelques semaines après, je l’ai croisée, elle, sur le trottoir. «C’était tellement lourd! m’a-t-elle confié. Les pires vacances de ma vie. Il n’arrêtait pas de me faire des reproches. Il n’aimait pas la bouffe, il y avait trop de vent, il faisait trop froid, comme si j’avais, moi, le contrôle sur le temps qu’il fait aux Îles-de-la-Madeleine, câlisse. Les moments que vous avez passés avec nous, ça nous a permis de respirer un peu. Mais dès qu’on s’est retrouvés juste nous deux: l’enfer. Du traversier au pont Jacques-Cartier, je crois que nous avons échangé 10 mots. On s’est quittés quelques jours après. Il vient de déménager. Il m’a demandé pardon. Il m’a confié qu’aux Îles, il s’est rendu compte que nous deux, c’était pas ce qu’il voulait.»

Je regarde le couple éteint à la table de la terrasse devant le lac clair et je repense à ce couple, de l’an dernier sur une plage des Îles-de-la-Madeleine, à ces couples qui se défont sans cesse. À cette tristesse infinie qui émane du passage de l’intimité, de la familiarité, à une sorte d’inquiétante étrangeté, cette fameuse solitude à deux, signe de la fin du film. Et peu importe l’histoire, la fin d’une histoire, c’est toujours triste.

Je repense à cet ami avec qui je prenais un verre au retour de ses vacances, il y a quelques années, et dont je m’étonnais de la récente séparation. «Vous aviez l’air si heureux, pourtant.» «On ne sait jamais ce qui se passe derrière des portes closes», m’avait-il répondu. «J’étais tellement mal dans cette relation. On ne baisait plus, on n’avait rien à se dire, mais je n’osais pas la quitter à cause de la petite, la maison, l’argent. Bref, quand on est partis en vacances, ça a éclaté.» Derrière des portes closes… Or, c’est ça les vacances. Ouvrir la porte, bouger, aérer. Souvent, ça oxygène le bonheur. Parfois, ça oxygène l’inverse.

Sur ce, je vais me baigner. Bonnes vacances.