J’ai 16 ans aujourd’hui. Pourtant, je suis née en 1975. Faites le calcul. Mais je suis amoureuse, et ça me donne envie de lire des poèmes, de téléphoner à mes amies et de leur raconter, pendant des heures, ce qu’il m’a dit et comment il est extraordinaire. J’ai 16 ans allant sur le 42 et j’embrasse tout le ridicule de l’emphase extatique biologiquement explicable de l’amour. Cet après-midi, nous sommes allés aux Tam-tams. Ça faisait 20 ans que je n’étais pas allée aux Tam-tams et, comme l’explique Proust dans le premier tome d’À la recherche du temps perdu, pendant quelques secondes, j’ai retrouvé mon adolescence, par tous les pores de ma peau, par les sens. La mémoire du corps qui organise une blind-date avec les sensations du passé. Les sons, les mêmes, les freaks, les mêmes, j’avais vraiment 16 ans, comme si rien ne s’était passé depuis quoi? 35 ans? La même sensation au pied de la statue de George-Étienne Cartier et de son ange qui semble saluer la montagne. Quand j’étais ado, les Tam-tams au pied du mont Royal, c’était un rendez-vous. Mes amis et moi, on s’y posait tous les dimanches, c’était le rendez-vous sur les lieux de l’éveil urbain, rendez-vous de la vie adulte qui vibre de toutes ces percussions mystérieuses, un délicieux moment de liberté, de transgression, un rendez-vous dans le ventre vibrant et exaltant de la ville, loin de nos familles, de l’école, de l’ordre ennuyeux des adultes.
Nous nous sommes couchés dans l’herbe, et là, en écoutant les tambours aux rythmes anarchiques, nous avions 16 ans, de nouveau, tous les deux, ensemble. Malgré nos cheveux blancs, nos kilos en trop, nos jobs sérieuses, nos hypothèques et nos REER. Couchés dans l’herbe, nous avons parlé de mariage et nous nous sommes dit oui. Tout simplement. Veux-tu m’épouser? Nous ne sommes pas baptisés ni l’un ni l’autre, enfants de révolutions tranquilles, du divorce, de brisures dans la foi, dans l’amour et dans Dieu. On ne pourrait nommer les noms des douze apôtres ni l’un ni l’autre malgré une solide culture générale; on ne peut, ni l’un ni l’autre, réciter un Notre Père ou un Je vous salue Marie, nous ne sommes allés à l’église que quelques fois dans nos vies, à l’occasion de funérailles. Le rite religieux nous est étranger, il nous est culturel et anachronique et, pourtant, quand il m’a demandé: «Où?», j’ai dit spontanément à l’église de tel village, un village paisible où il y a une église en lattes de bois blanc… et il a dit: «Oui! Oui, c’est là qu’on se marie. C’est là que ça va se passer.» On n’est pas baptisés ni l’un ni l’autre et on a envie de se marier dans une église. Pourquoi? Parce que l’amour tient du miracle, le miracle du divin et le divin du mystère. J’ai eu envie d’une église, pour saluer le mystère, pour saluer le divin, même si je ne suis pas du tout certaine de croire en Dieu, enfant d’une révolte collective contre l’idée de vouer sa vie à un dogme.
Et puis, couchée dans l’herbe au son des tam-tams, la tête dans le miracle de la rencontre entre deux êtres, j’ai pensé à l’idée de l’église, à la robe blanche et au rituel pour célébrer l’amour… et tout d’un coup, j’ai eu peur de vieillir, de mourir. J’ai eu peur de ne plus pouvoir avoir 16 ans quand ça me chante, que la vie passe et que je me retrouve loin de moi. Comme un gros, gros coup d’angoisse. Et là, couchée sur l’herbe contre mon futur époux, j’ai pensé à Lise Payette, à Léo Ferré et à d’autres. Quel est le rapport? Quelques années avant que Léo Ferré ne quitte notre monde, mon père m’avait amenée voir cet homme dont je connaissais les textes par cœur. Il donnait un concert à la Place des Arts, un concert de trop. Il était pathétique. Trous de mémoire, incohérent, il déparlait un peu sur scène. C’était triste. Et même au cœur de ma prime jeunesse, j’ai compris quelque chose de la difficulté d’accepter le temps qui passe, de quitter la table alors qu’on a été jeune et fantastique pendant si longtemps. Léo Ferré, il chantait Avec le temps et c’était un naufrage sous nos yeux. Ce soir-là, j’ai compris que nous sommes des fleurs qui fanent. J’ai compris que pour les plus grands comme les plus petits, les poètes fulgurants comme les anonymes avaient une date de péremption. Quand Lise Payette est sortie publiquement pour parler de son départ du journal Le Devoir, je me suis dit qu’il devait être dur d’être Lise Payette et de ne plus être Lise Payette, d’accepter la mort qui se pointe à l’horizon, d’accepter de disparaître de l’Espace public. J’écoute Guy Chevrette parler du sort des chauffeurs de taxi avec la même sensation. Il doit être difficile d’être Guy Chevrette et de se tourner les pouces à la maison. De quitter la table et d’accepter qu’on n’a plus 20, 30, 40, 50 ans, que les percussions mystérieuses du ventre de la ville font vibrer des plus jeunes et des plus fous et qu’on n’est plus dans le coup, qu’on n’est plus là dans la vie, au cœur de la cité. Et là, aux Tam-tams, alors que j’embrasse un peu le rythme du sens de la vie, je suis prise d’une immense tendresse pour ces Rolling Stones, qui m’ont énervée toute leur vie avec leurs refus de quitter la table, parce que, moi aussi, pour la première fois, je suis prise par le grand vertige, celui de vouloir arrêter le temps. Quand on aime, on ne veut plus mourir. C’est narcissique et c’est con. Mais, j’imagine que c’est ça vieillir.
Un texte rempli de tendresse et de peur en même temps…cette peur qui nous assaille parfois, nous fait réaliser à quel point on aime la vie…à quel point on ne veut pas partir. Mais comme la vie et l’amour transcendent toutes les chimères, vous allez vous marier. Vous ne partirez jamais, vous resterez immortelle pour ceux qui vous aime. Mais si la peur de partir vous revient et que vous éprouvez une autre envie aussi exceptionnelle, alors ayez peur encore …un peu…
Vous avez certainement raison mais la beautée de la vie c’est de rester vivant ou de le croire jusqu’au dernier souffle!
Très beau texte et quelle réalité.
Je vais avoir 70 ans dans quelques jours et même si je me dit que ce n’est qu’un jour de plus, mes vieux muscles se chargent de me le rappeler à tous les jours.
J,ai encore plein de projets (peut-être même plus qu’à 30 ans) mais le temps passe trop vite et comme vous, j’aimerais pouvoir arrêter le temps.
Mais, ainsi va la vie. Je sais que je l’ai bien vécu quand même.
je suis rendue au soir de ma vie, ce texte me tourmente quand je regarde ma vie
Bien écrit et touchant. Oui vous décrivez bien ce qu’est vieillir. Cette fatalité qui nous tient en joug. Dont on ne met pas assez souvent en perspective. Mais vous, vous l’avez fait. Merci
Oufff !
Votre réflexion me va droit au coeur Emilie.
Merci d’avoir partagé.
Je découvre votre plume, sans doute après tous, et j’aime. Merci simplement.
Merci!
74 ans.
Pas toutes mes dents.
Vous me rappelez mes jeunes printemps.
À l’automne de ma vie,
Je vis, mais par pour encore bien longtemps.
Alors, comme moi, profitez-en.
Merci pour ce beau message…. Il n’est pas évident de prendre sa retraite quand on se sent encore pleine de vitalité le matin … une fois rendue dans la cuisine … (la machine prenant tout ce temps avant de se mettre en marche) jusqu’à ce que la cloche de la fin de la journée sonne. Mais soudain c’est comme si un gros nuage s’effondrait sur mes épaules. Un coup de fatigue incroyable, hors de mon contrôle.
Je me suis rendue compte cette année que je devais prendre la décision fatidique de me retirer officiellement en fin d’année scolaire. Décision que je remettais depuis des années. J’aurai 70 ans en janvier… je crois que j’ai fait mon temps en tant que spécialiste attitrée. Je peux toujours y revenir pour de courts contrats ou de l’aide aux devoirs…. Mais ce n’est pas évident quand on ne fait pas son âge d’une part et qu’on ne se voit pas vieillir d’autre part. J’adore enseigner au primaire. On m’a donné un horaire qui répond à mes capacités actuelles. Malheureusement ces capacités ne se regénèrent plus. Quand j’arrive chez moi j’ai peine à trouver des énergies me permettant de me faire à souper. Je n’arrive même plus à aller promener le chien.
Je me sens encore tiraillée entre le bonheur que je retire de ma profession et ce que je peux y apporter de plus. J’ai commencé à annoncer mon départ, question de me préparer moi-même, de me convaincre que j’ai pris la bonne décision et aussi donner espoir d’une stabilité professionnelle aux jeunes profs qui n’attendent que ça…. que je parte pour avoir mon poste les amenant à leur permanence. J’ai peine à croire que je suis déjà rendue là. Merci tout le monde qui ont aussi écrit leur commentaire. C’est rassurant de voir qu’on est dont pas seul dans ce bateau de la fin de vie, prêt à rentrer au port pour de bon.
Merci pour ce très beau texte Émilie! Inspirant et tellement vrai!
Rien à redire, sinon de toujours s émerveiller du soleil qui se lève, de la pluie qui tombe, restez en vie.
Très bien dit, c’est tellement ça constaté que l’on vieillit. Ce texte me fait penser à mon papa et à ce qui approche de plus en plus pour moi.
J’ai le même âge que vous. Pas 16 ans, pas assez souvent. 42. Le pire dans vieillir, c’est de voir vieillir les autres, qu’on aime. Ai perdu mon père en mai dernier, d’une maladie fulgurante. La chose que je redoutais le plus au monde. Souffrant de continuer à aimer dans l’absence.
Émouvant, Émilie!
L’avantage de se marier «sur le tard», c’est qu’à n’importe quel âge on se marie, on est de jeunes mariés! Et ça c’est merveilleux!
Juste pour Ferré, parce que nous avons assisté au même concert à la Place des Arts au début des années 1990. En fait, j’ai assisté aux trois concerts qu’il donnait à Montréal cette fois-là (un peu fan…) et je peux vous assurer que c’est le seul soir où il a eu quelques difficultés et autres trous de mémoire. Ce n’était pas l’âge, ou si peu, et il n’y a pas eu naufrage, au contraire. C’est comme ça…
J’aurai 71 ans bientôt, et je ne veux pas mourir non plus!
Vieillir, c’est renoncer à certaines choses, bien sûr, mais accéder à d’autres émerveillements, à d’autres extases, à d’autres plaisirs, et, qui sait, à d’autres amours.
Parce que vieillir, c’est vivre, jusqu’au bout!
Merci Émilie, et tous mes vœux de bonheur!
Quel beau texte! J’ai toujours dit que l’amour, le désir, ça ne se perd jamais. Je l’ai rarement vu écrit d’aussi belle manière. Merveilleux coup de poing en plein coeur.
Vivez-les à fond ces moments volés aux petites morts d’un quotidien trop prévisible.
Ce matin, Émilie, en me réveillant aux petites heures, étendu sur le lit aux côtés de ma douce, dans le silence d’un matin éclairé par une pleine lune oblique, je me suis rendu compte à quel point je me sentais envahi de bonheur. « Est-ce que ce sont les plus belles années de notre vie? » ai-je demandé à ma compagne. Qui m’a répondu « oui » sans la moindre hésitation. Et j’ai pensé à ta chronique que j’avais lue hier.
J’ai 65 ans. Elle a quelques années de plus. Nous sommes tous deux à la retraite, assez bien nantis pour ne pas avoir d’inquiétude sur le plan des finances, libres et toujours engagés dans nos milieux professionnels – sans les contraintes qui viennent immanquablement avec les emplois rémunérés -, physiquement actifs (certains diraient hyperactifs: vélo, course, ski, natation…), avec aussi du temps à consacrer à nos petits enfants quand bon nous semble. Le grand bonheur tranquille… juste avant que la maladie et la déchéance ne finissent par nous atteindre.
C’est ça la triste ironie du vieillissement. Beaucoup d’études le confirment : le moment où les gens sont le plus heureux, du moins pour ceux qui jouissent d’une situation financière correcte, ce n’est pas à l’adolescence tourmentée, ni à l’âge des choix difficiles et des responsabilités professionnelles et familiales, mais bien au seuil de l’âge d’or, dans ces années magnifiques de la liberté assumée. Certes, l’apothéose ne dure qu’un temps. Dix ans? Quinze ans? Vingt ans peut-être? C’est peu, mais c’est énorme comme plage de bonheur. Alors, il ne faut pas voir le cumul des années comme un fardeau, mais plutôt comme un cadeau. Il faut savoir en profiter à plein et ne pas trop penser au lendemain de la fête.
Et quand notre tour de piste deviendra trop pénible, il nous restera bien l’aide médicale à mourir.
Merci de ce témoignage. J’avais votre âge il y a 11 ans quand j’ai vécu une expérience semblable. Un âge où la plupart d’entre nous sommes parvenus à créer autour de nous un semblant d’ordre, et voilà l’amour qui vient foutre le bordel et nous rappeler que la stabilité n’est jamais synonyme de bonheur. Onze ans plus tard j’ai 52 ans et mon conjoint 64; l’amour est toujours là; l’âge n’a pas d’importance. Je ne le vois pas sur son visage.
Toutes mes félicitations. Votre mariage est une invitation à explorer votre spiritualité tout en vivant une expérience des plus sacrées: l’amour.
Vous êtes très inspirante Émilie. Merci pour ce beau cadeau que vous nous faites.
Magnifique !
Très beau texte/merci…. ne cesse jamais de faire confiance à la vie!!! Enjoy !!
Ce très beau texte, merci, me rappelle les dernières paroles de mon père à quelques jours de son décès. Il m’a regardé longuement dans les yeux, puis à 83 ans, il m’a dit…je ne pensais pas que ça arriverait si vite !!