Sainte-Félicité, Grosse-Roche, Tourelle, La Marte, Mont-Saint-Pierre, L’Anse-Pleureuse, Gros-Morne, Rivière-Madeleine, Grande-Vallée, Petite-Vallée, Pointe-à-la-Frégate, Cloridorme, Pointe-à-la-Renommée, L’Anse-à-Valleau, Pointe-Jaune, Saint-Maurice-de-l’Échourie. Dire que j’aime la Gaspésie serait réducteur. Son chapelet d’écume qui se brise sur les caps, ses noms de villages comme un poème de Gaston Miron, ses grands vents, ses hivers implacables, ses plages de galets, ses montagnes rustres et sauvages, ses phares sur le grand bleu profond de l’Atlantique et ses bateaux tout en couleurs quand on arrive à Rivière-au-Renard m’enveloppent, m’oxygènent, me touchent.
Quand le moteur du Québec étouffe dans les frimas des débats stériles, quand le Québec me déçoit ou me tue de petitesses incestueuses, quand le Québec radote de débats politiques surannés, je prends mon char et je vais retomber dans les bras de la péninsule, renouer avec la 132, me réconcilier avec le privilège de venir de cette immensité qui s’ignore trop souvent.
J’ai une amie gaspésienne qui dit toujours: «La mer, ça allonge le regard, ça élargit l’œil, ça agrandit le dedans». J’aime la Gaspésie et, bien sûr, les Gaspésiens et Gaspésiennes qui me rappellent à quel point il faut être fait fort pour habiter ce territoire, notre territoire, et quand j’y suis, ça me donne du recul, ça me rend plus indulgente vis-à-vis de nous.
Je pense à Blandine, de L’Anse-à-Valleau, femme de pêcheur pas trop instruite, mais inspirante. En 1977, des fonctionnaires décident d’aller chercher le vieux phare de l’endroit et de le déménager dans le port de Québec. Blandine et des copines du village se sont battues pendant presque 20 ans pour récupérer leur patrimoine. «Tu peux pas voler le patrimoine à un village, tu peux pas partir avec l’histoire d’une communauté», m’avait-elle déclaré sur un vieux banc face à la mer. Il en a fallu des réunions, des lettres, des pressions pour rapatrier le phare, mais il est revenu sur le bord de la mer grâce aux efforts d’une simple citoyenne refusant l’absurde.
Sur le côté nord de la 132, je ne compte plus les maisons à vendre, les motels abandonnés, les restaurants fermés, les épiceries désertées. Les rivages de la Gaspésie se vident, la Gaspésie vieillit. Ce n’est pas nouveau, mais c’est, chaque fois que je m’y rends, plus évident. Comment se fait-il que ce paysage digne des plus belles invitations au voyage ne soit pas plein de vie? Même Jésus a crissé le camp: «Un soir de grand vent, le Jésus du calvaire s’est envolé su’a mer», m’a expliqué le curé de l’église de Grande-Vallée, il y a quelques années. Le débonnaire Julien Bonneau, aujourd’hui à la retraite, riait en m’expliquant qu’il avait fait des funérailles à Jésus et avait enterré les morceaux récupérés par les pêcheurs du coin sous le calvaire: «Dieu est mort, vous savez!» Un curé qui cite Nietzsche, un délice qui ne se rencontre, dans la vie, qu’en Gaspésie. Sur les caps fleurit un réalisme magique qui aurait plu à Gabriel García Márquez.
Mais la magie est difficile d’accès. Depuis quelques années déjà, le train ne se rend plus à Gaspé, Via Rail a interrompu le service et fermé les gares, les billets d’avion pour s’y rendre coûtent très, très cher et quand il y a des soldes et qu’on peut se les permettre, il arrive souvent qu’à cause de la brume, on ne puisse y atterrir puisqu’Air Canada n’y vole pas avec des avions adaptés au brouillard. Les transports en commun sont si déficients que de sympathiques rigolos ont créé le Marathon du pouce. Et les pouceuxont plus facilement accès à un feu de camp qu’à une connexion internet fiable.
C’est peut-être un peu naïf, mais il y a quelque chose que je ne saisis pas. Dans tous les pays où je suis allée, on encourage les visiteurs à visiter les endroits grandioses, on facilite l’accès aux bijoux, au magique, aux caps. Pourquoi pas chez nous? On a exproprié des centaines de personnes de leurs maisons ancestrales pour faire le parc Forillon dans les années 1970, pourquoi ne pas le rendre plus accessible?
Cette année, à cause de la faiblesse du dollar canadien, la Gaspésie a connu une saison touristique record. Des touristes partout. Des hôtels et des campings pleins. Les gens ont trouvé le chemin malgré tout. Il ne faudrait pas qu’ils le perdent. J’ai une amie gentiment mégalomane qui en a fait sa mission depuis des années. Ouvrir le chemin et faire découvrir sa Gaspésie. Claudine Roy est à la péninsule ce que Jean Drapeau a été à Montréal. Ne soyez pas cyniques. Drapeau était mon grand-oncle. Et je veux dire par là quelqu’un qui a envie et qui agit pour mettre son coin du monde sur la carte.
Claudine a créé la Grande Traversée de la Gaspésie en ski de fond, puis la Grande Traversée de la Gaspésie à bottines pour attirer des touristes en Gaspésie en dehors des vacances de la construction. Skieurs et marcheurs parcourent la région pendant une semaine. Une façon inédite de voir ce pays.
Claudine arrive à l’âge de la retraite bientôt. Qui prendra la relève? En attendant, cette année, à l’occasion du 375e anniversaire de Montréal, elle a décidé d’affréter un bateau. Il partira de Gaspé avec à son bord des skieurs enthousiastes qui retraceront le voyage des explorateurs français jusqu’à Montréal.
Les Gaspésiens, certains Gaspésiens voient grand, le nez plongé dans l’immensité du fleuve. Voyons grand avec eux. Faut qu’on se parle, peut-être, mais faut surtout qu’on fasse vite, si on ne veut pas que nos régions se vident dans l’indifférence.