C’est un sujet tabou qu’on aborde au Québec que du bout des doigts, avec la peur de se salir et que ça sente un peu le cul, le renfermé. C’est un sujet délicat qui range celui qui s’en empare dans le rang des grincheux, ou pire, des «nationaleux», comme si, par une étrange perversion intellectuelle, parler de notre langue, parler de la qualité de la langue au Québec, était une discussion qui ne pouvait se dérouler en terrain neutre, soit à l’extérieur du spectre politique.
Il y a cette jeune blogueuse parmi mes amis virtuels. Je l’aime bien. Elle est drôle, divertissante, intéressante. Plusieurs fois par semaine, je vois arriver ses statuts sur Facebook. Une francophone. Beaucoup de déclarations en français donc, mais souvent, souvent de trucs en anglais. Ça, on s’en fout à la rigueur. Elle a bien le droit de s’exprimer en anglais. Ce sont ses statuts en «bilingue» qui me turlupinent. Un mot en français, un mot en anglais, une maille à l’envers, une maille à l’endroit. #YouknowHowItGoes
Comme je fais partie de ces maîtresses d’école insupportablement acariâtres qui se donnent le droit de faire des remarques, je lui écris spontanément un matin: «Pourquoi t’écris toujours en anglais?» J’ai souligné un peu fort le trait en employant l’adverbe «toujours». Je me sens parfois provocante, comme dirait l’autre.
Avalanche de réponses. «So what if she does?» Ou encore, un bien-pensant: «Évoluons dans toutes les langues. Soyons ouverts à toutes les cultures et les différences.»
Être sensible à la «créolisation» de la langue, à la «chiaquisation» de la langue, revient-il dans notre schizophrénie identitaire indécrottable à refuser d’autres cultures, à fermer la porte aux différences?
La principale intéressée y va d’un long commentaire: «Je suis sur *ma* page Facebook. Je peux tu m’exprimer dans les langues ou les emoticons que je veux? Je suis tu vraiment en train de me justifier parce que j’évolue de façon bilingue, autant dans ma vie personnelle, que professionnelle, que virtuelle? Franchement.»
Franchement! Adverbe exprimant l’exaspération. Come on, girl! pourrait-elle rajouter…
Exaspération, c’est souvent ce que je provoque en reprenant systématiquement mon chum lorsqu’il dit «je vais canceller mon appointement» ou me demande «as-tu vu mon wallet?» Je provoque l’exaspération quand, au dépanneur, j’entends un francophone avec un très fort accent québécois s’adresser à un immigrant en anglais, parce que c’est un immigrant. «Pourquoi lui parlez-vous en anglais?» «J’ai ben le droit de lui parler en anglais si je veux.» Exaspération quand je fais remarquer à des copines que lorsqu’elles ont un verre dans le nez, elles se mettent à ponctuer sans raison la conversation d’expressions anglaises alors que nous ne sommes que des francophones dans la pièce. Whatever works!
Pourquoi, au Québec, se soucier de notre langue, soulever même la question, provoque-t-il de l’exaspération? Pourquoi est-ce une question ringarde, teintée, loadée comme un gun?
L’autre jour, je suis tombée en pitonnant sur une émission diffusée à VRAK. ALT avec Phil Roy. C’est une émission franchement intéressante mais truffée de mots comme buzz, weird, nice, BFF, alouette… Ah! Est-ce que personne là-bas ne s’est dit: «Et si on faisait un peu attention? Et si on disait beau au lieu de nice?»
Il y a ce type qui écrit systématiquement à tous les journalistes indifféremment des médias dans lesquels ils travaillent, provoquant, sans doute, un peu d’exaspération chez certains de mes collègues.
Il relève les fautes, les anglicismes en ondes, à l’écrit. Je reçois, pour une raison qui m’échappe, tous ses courriers électroniques en copie. Personne n’échappe à la vigilance de cet auteur et de ce lecteur avide. Un exemple récent. J’enlève le nom des journalistes mentionnés.
Bonsoir à tous,
Madame X, «salle de cour» est un anglicisme, il faut dire «salle d’audience».
Madame Y, encore cet «ultimement», un anglicisme trop courant au Québec, il faut dire «finalement» ou «au final».
Monsieur Truc, l’enfant né après le décès de son père n’est pas dans les «limbes», même bureaucratiques. Un anglicisme, qui m’a fait penser à saint Augustin, selon lequel les bébés morts sans avoir été baptisés sont condamnés aux limbes. Je dirais que cet enfant faisait face à un «vide», ou à une «lacune juridique».
Enfin, j’ai lu, Monsieur Machin, que Richard Henry Bain a été «trouvé» coupable. Encore… C’est une abomination: il a été «reconnu» coupable.
Dans ma vie virtuelle, encore celle-là, je suis souvent choquée, voire peinée, de constater que des filles avec qui j’allais à l’école (j’allais dans une école de filles), des francophones, ne rendent compte de leur vie qu’en anglais. Ça me heurte, mais surtout, ça me fait peur. Peur de ce spectre: la disparition du français ou, pis encore, une grosse fatigue culturelle du Canada français qui se solderait en tube collectif d’un nouveau groupe acadien dans le vent.
Ce qui m’effraie le plus, ce sont les dérives linguistiques de mon propre cerveau.
J’ai étudié plus de sept langues, j’en parle quatre. J’dis pas ça pour faire ma fraîche, mais ça se glisse bien dans un texte. Enfin, je le dis pour dire que ce n’est que l’anglais qui m’englue les neurones. Je me surveille, je me discipline, mais you know what? Sometimes it just comes easier in English… Fuck.
Comme je ne voudrais pas être accusée de plagiat (ce qui est à peu près le pire crime dans notre métier), je dois dire que j’ai lu ça, me semble, dans Le Devoir, il y a quelques années. Une lettre ou une chronique? J’arrive pas à la retrouver, mais ça disait ça, en gros: neurones assiégés.
Les autres langues, je leur ai consacré des heures d’étude, d’amour, de curiosité, mais la langue de ma mère, de sa mère, de mon arrière-grand-mère Émilie, j’y suis viscéralement attachée et je la trouve ben maganée. #YouKnow? Mais peut-être aussi que je capote pour rien. C’est peut-être aussi un symptôme de notre schizophrénie collective quand il s’agit de la langue de chez nous.