Chaque fois, c’est la même chose. Quand je rentre d’un séjour plus ou moins long à l’étranger, j’ai l’impression que Montréal est un gros village, qu’elle est plus petite qu’elle l’est sans doute réellement, mais bon, c’est comme ça. On est peu nombreux, après tout. J’écoute la radio, je lis les journaux et j’ai l’impression d’assister à un souper de famille, celui de ma grande famille dysfonctionnelle qui parle de ses petits problèmes. Elle discute et rediscute de ses petits problèmes jusqu’à plus soif. Un rodéo mal placé, un homosexuel qui écrit un livre pour dire que l’homosexualité est dépassée, un t-shirt dans un gala, etc. J’oublie, sans doute, de ces sujets qui monopolisent pendant quelques jours l’attention de tout le monde et puis qui s’en vont. Les sujets ne manquent pas à notre grande table. Les invités sont aussi, à peu près, toujours les mêmes. Ce sont nos forts en gueule. Il y en a dans toutes les familles, de ceux qui ont une opinion sur tout, tout le temps, et qui monopolisent la conversation.
Dans cette réunion de famille, il y a ceux de la fesse droite et ceux de la fesse gauche qui ne s’écoutent pas et sont fâchés depuis longtemps. Beaucoup disent de l’oncle Martineau qu’il dit n’importe quoi et que c’est le neveu idéaliste Gabriel qui a raison. D’autres disent le contraire, et vogue la galère. Le ciel est rouge, l’enfer est bleu, ou l’inverse, peu importe, car on sait de ces prises de position qu’elles ne changeront pas et que la teneur des discussions, de réunion en réunion, ne changera pas beaucoup non plus.
J’aime beaucoup rentrer au pays. La petitesse de nos ennuis me réconforte. Je le dis sans ironie aucune. Il y a quelque chose de rassurant dans notre radotage collectif. Surtout qu’il n’y a pas de bagarre après le souper. L’oncle Martineau et le jeune Gabriel peuvent se coltiner verbalement, on est à peu près certains qu’ils ne vont pas se battre dans la ruelle. Et puis, il y a ces sujets qui rallient tout le monde: il neige, il fait froid, il pleut, il fait chaud, il fait trop chaud. Le Canadien fera-t-il les séries? Le Canadien sera éliminé en combien de matchs? Le Canadien devrait changer de stratégie.
En fait, le truc, c’est que quand on se compare, on se console. À Paris, d’où j’arrive, l’air est irrespirable et c’est super bruyant. C’est cher, les Français sont compliqués et politiquement… En tout cas. Ici, à l’inverse, on respire, l’air est pas pire. On n’est pas submergés par le bruit, même au centre-ville. Nos politiciens ne sont pas, mettons, emballants, mais on n’a pas vraiment de mouvements politiques inquiétants, de Le Pen ou de Trump ou d’Erdogan… Mettons.
Revenir dans le gros village, ça veut aussi dire croiser de vieilles connaissances dans la rue, à l’épicerie, à la banque. Donner des nouvelles aux collègues de travail qu’on n’a pas vus depuis longtemps. Depuis mon retour, beaucoup de ces personnes que je croise dans mon quotidien s’enquièrent de X.
X est un vieux copain qui a glissé dans les abysses du désespoir humain, une solide débarque arrosée de dépression et de beaucoup d’alcool. Il a perdu pied, il a perdu sa job, il a perdu sa blonde, sa maison, ses amis, sa dignité. Bref, un très long dérapage assez publiquement vécu. Ceux qui en ont été témoins, de près ou de loin, savent que certaines personnes ont tenté de l’aider, de le sauver de la rencontre avec le mur immense dans lequel il fonçait tête première. Je faisais partie de ce petit groupe de mères Teresa amateur, jusqu’à ce que je me rende compte que je n’étais pas une sainte.
Mais bon, ce printemps, X promène sa déchéance au centre-ville et plusieurs l’ont vu. Alors, on me demande: «Pis, comment il va, X?» Même ceux qui ne connaissent pas bien X veulent savoir: «As-tu des nouvelles de X?»
Pourquoi tant de curiosité pour quelqu’un qui incarne le malheur absolu, la plus grande frayeur qui soit? Parce que: quand on se compare, on se console. Il en va ainsi de nos vies collectives comme de nos vies personnelles. L’empathie est, bien sûr, réelle. On se dit: pauvres Turcs, pauvres Américains, pauvres Syriens ou pauvre X. Mais derrière ce sentiment se cache un truc rassurant, un plaisir inconscient un peu coupable, pour moi ou pour nous, et on se dit: c’est pas si pire que ça.
J’ai sur mon bureau une «poupée» de Sigmund Freud. C’est un petit bonhomme en plastique avec une barbe en laine. Il est assis sur une chaise en simili-bois et quand on le met à «on», il fait: «Huuuuum!» Ce n’est pas ma seule bébelle célébrant le «père de la psychanalyse». J’ai un aimant à frigo, un t-shirt, des coussins, des épingles à linge. J’ai tout lu de Freud, et quand quelqu’un autour de moi ne va pas bien, je l’analyse. Quand il veut parler, je l’écoute aussi. Si on créait une version des Amateurs de sport au rayon psychologie, je serais Ron Fournier. Je suis une véritable «gérante d’estrade» de l’âme humaine et je suis loin d’être la seule. Les problèmes, petits ou grands, collectifs ou individuels, agissent comme un liant social. Dieu qu’on aime donc ça parler des problèmes des autres: «Sa relation avec son enfant est malsaine. As-tu remarqué à quel point elle a maigri? Il ne contrôle plus sa consommation de boisson, tu crois qu’on devrait intervenir? Le rapport des Français aux autres est malsain depuis la guerre d’Algérie.» Etc.
Quand moi je ne vais pas bien, j’appelle presque toujours mon ami Lucien. Il est fantastique Lucien pour écouter, me conseiller, analyser. Pourtant, Lucien ne va pas bien du tout. Il est angoissé comme pas un, beaucoup plus que moi je ne le serai jamais. Enfin, j’espère.
— Alors, Lucien, pourquoi, toi qui ne vas jamais bien, tu es toujours là quand je vais mal?
— Parce que ça me fait du bien de ne pas être seul à aller mal et que ça te fait du bien de te dire, toi, que tu ne vas pas si mal que ça. Quand on se compare, on se console. Non?