Ma mère avait un petit commerce dans lequel j’ai littéralement grandi. C’était avant l’époque des services de garde. L’autobus scolaire me déposait donc à la boutique après l’école et j’y faisais mes devoirs, assise sur un petit banc à côté de la caisse. Richard, le gérant, cachait une boîte de biscuits Oreo dans un des tiroirs du grand comptoir qui servait à emballer les cadeaux, et je les dégustais en prenant un malin plaisir à écouter les clients bavarder entre eux ou avec ma mère et ses vendeuses.
J’avais d’ailleurs toujours très hâte d’arriver au magasin. Sans doute avais-je compris, même à cet âge précoce – j’étais au primaire – qu’il se déroulait en ce lieu beaucoup plus que des transactions simplettes. Les habitués s’y arrêtaient en rentrant du bureau. On venait donner des nouvelles, discuter de la météo ou de la politique, des derniers potins du coin. À certaines heures-clés de la journée, la boutique de ma mère devenait, en fait, comme une petite place de village.
Adulte, j’ai donc toujours voulu encourager les «petits» commerçants indépendants, convaincue de leur utilité sociale. Une source sans prétention de chaleur humaine dans nos cités anonymes. Ces petits commerçants, je leur suis fidèle. Ça doit bien faire 20 ans déjà, par exemple, que je fréquente la quincaillerie de monsieur Robert. Souvent, comme le faisaient les clients de ma mère, je passe le voir, j’achète un petit truc, mais j’y vais surtout pour le plaisir d’échanger avec lui. Surtout que monsieur Robert, sous ses dehors de quincaillier pragmatique, a toujours des histoires rocambolesques à me raconter.
Il y a quelques années, j’étais arrivée affolée dans sa boutique. Un mulot s’était immiscé dans mon appartement et je voulais un piège. Il m’a dit qu’il était pressé, mais a pris le temps de me montrer comment l’installer.
— Vous fermez tôt ce soir, Monsieur Robert
— Oui, je dois me rendre à une conférence.
— Ah bon. Une conférence sur quoi?
— Les extraterrestres!
Depuis, chaque fois que je vais acheter des clous, des vis ou autres bidules, je le fais parler de sa passion pour les extraterrestres. Il est convaincu que lorsqu’il était jeune, il a vu un vaisseau spatial survoler les champs de maïs de la ferme familiale. Depuis, il cherche à décoder les signes qui prouveraient l’existence des habitants d’une autre planète. Il pense que ce sont des êtres de lumière bleue, qu’ils sont graciles et agiles, super intelligents. Pourtant, Robert n’est pas un hurluberlu, mais son projecteur de cinéma mental fonctionne à fond. Il se fait un film vu uniquement de l’intérieur.
Même si je m’amuse des élucubrations de Robert, je ne l’ai jamais jugé.
Ne sommes-nous pas tous les auteurs de films qui ne sont vus que par nous-mêmes?
Combien d’heures passons-nous à essayer de décoder des signes de quelque chose… qui n’existe que dans notre tête?
Un vieux copain à moi – fiscaliste, rationnel, super brillant – déboule à la maison l’autre soir.
— Je passais dans le coin, je ne te dérange pas?
— Non, entre!
— En fait, je ne resterai pas longtemps, je voulais juste que tu me dises ce que tu penses du texto que Mylène m’a envoyé.
Mylène est une fille qu’il aimerait bien séduire… et plus si affinités.
Sur ce, il sort son téléphone et entreprend de me lire les quelques messages qui précèdent le texto fatidique que je dois déchiffrer comme on décoderait une missive en morse.
Et le texto va comme suit: «Je suis dans le jus. Je pense à toi. À bientôt, j’espère.»
Mon ami est au bord de la crise de nerfs.
— «À bientôt, j’espère», tu penses que ça veut dire: «Ciao, mon gars, on se recroisera peut-être dans la rue un de ces jours» ou ça veut dire: «J’ai hâte de te voir»? Quand elle dit: «Je suis dans le jus», ça veut-tu dire «Décroche mon gars, j’ai pas de temps pour toi»? Sérieux, moi je pense qu’elle a décidé que c’était terminé et qu’elle a pas vraiment envie de me revoir. Je l’ai lu 200 fois le texto et j’pense que c’est ça.
Que mon ami se mette à parler comme une adolescente de 14 ans n’est pas uniquement dû à des sentiments amoureux qui affectent ses moyens intellectuels. Car, à travers cette tentative de donner un corps à une phrase banale comme «À bientôt, j’espère», il y a surtout un machiniste qui actionne la manivelle du cinéma mental.
Nerveux, il attendait le verdict de l’oracle. La traduction. Mais, j’ai juste ri aux larmes. Même si je suis moi-même l’organisatrice du Festival du cinéma mental des Amériques. Et je n’ai même pas besoin de Québecor pour me donner un coup de pouce. Ma programmation va de la comédie romantique au drame, en passant par le suspense.
En cette ère de communications numériques, les mots virtuels sont d’infinies sources d’inspiration pour ceux qui souffrent du syndrome de l’imagination débordante.
La semaine dernière, alors que je n’avais pas une minute à moi, une copine m’écrit: «Ça va?»
Je ne réponds pas, je n’ai pas le temps et je déteste répondre à ce genre de question plutôt vague en tapant sur un clavier.
Le lendemain, nouveau texto: «T’es fâchée?» Un petit court métrage dans sa tête, elle s’était imaginé que… enfin.
Si l’on fréquentait plus de petits magasins, qu’on prenait le temps de bavarder de vive voix, peut-être que l’on perdrait moins de temps à se faire des scénarios, à fréquenter un «cinéma d’auteur» inutile et, souvent, anxiogène.
— Dis donc, arrête de rire, là, et dis-moi donc ce que tu en penses pour vrai…
— Appelle-la, va la voir, invite-la à voir un film qui se déroule à l’extérieur de ton cerveau.
Sur les entrefaites, le téléphone a sonné. C’était Mylène. Elle avait terminé plus tôt que prévu et se demandait si l’ami voulait prendre un verre…
Fin