Je suis une maniaco-dépressive ordinaire. J’oscille, dans la vie, sur la houle entêtée, entre de gros moments de joie et de gros moments de peine grise enveloppée d’un bleu de poésie triste. Mais comme je ne suis pas toujours bénie du sentiment d’euphorie ou de son contraire, entre les orgasmes et le désespoir, il faut donc bien que je m’occupe l’esprit.
Ces jours-ci, la mer est calme dans ma vie et, donc, j’ai développé une obsession (que ne semblent pas partager mes congénères) qui m’occupe jusque dans mes rêves. L’autre matin, je me suis réveillée en sursaut avec les images d’un songe encore en cours dans ma tête. J’étais dans le sous-sol du parlement avec Justin Trudeau, dans un bureau secret tout en béton. Notre premier ministre m’avait confié la mission secrète d’éradiquer un fléau qui sévit dans la sphère publique. J’étais, comme le diraient certains, «l’homme de la situation». La mission: enrayer le tutoiement dans la publicité. Dans mon rêve, je prenais cette mission très au sérieux, j’avais des espions qui me transmettaient en direct l’apparition de ces messages.
J’ai fait ce rêve le lendemain d’une visite à l’Université de Montréal. Partout, on y voyait de jolies affiches avec un slogan jovial, un impératif enthousiaste: «Pars à la conquête de tes études.» Il y a plus de 60 000 étudiants à l’Université de Montréal. Pourquoi donc cet usage de la deuxième personne du singulier?
Croit-on la population étudiante si puérile ou si simpliste que si on emploie le «tu» dans un message qui s’adresse à l’étudiant, il se sentira visé personnellement? Que cette injonction lui fera prendre ses études au sérieux plus sérieusement? Qu’il se dira: «Eille, c’ta moi que ça parle, ça»? Prend-on les étudiants pour des cons? Si je ne m’abuse, on enseigne à l’université: la littérature, la linguistique, la sémantique, la sémiotique. Il y a des dictionnaires et des grammaires dans les bibliothèques et j’ose espérer que la qualité de la langue y est une priorité… Et les étudiants qu’on y a admis ne seraient pas capables de comprendre l’usage du «vous» collectif? De la deuxième personne du pluriel?
Comme beaucoup de dames, je suis des cours le lundi soir au centre sportif de l’arrondissement pour me donner l’illusion que je suis sportive, que je prends soin de mon corps, et de moi. Nous sommes une vingtaine de «toutounes» grisonnantes dans le gymnase à obéir à une sympathique jeune femme qui nous fait faire des exercices sur des chansons un peu insupportables. Je trouve le tableau plutôt attendrissant. Mais le poil me dresse sur mes jambes dénudées pour l’occasion lorsque la jeune femme s’adresse au groupe par des: «Tu lèves la jambe, tu lèves le bras. Bravo, continue!» Nous sommes plus de 20 madames… Pourquoi commet-elle cette faute de sens? Depuis quand dit-on «tu» à plus d’une personne? Depuis quand est-il correct de dire «tu» à un groupe?
Et ça commence tôt. On induit cette horreur grammaticale dans la tête des enfants dès la garderie. Ça perdure au primaire et au secondaire. Une amie m’a fait parvenir une note du directeur à des élèves d’une école secondaire privée où je suis certaine que l’on se targue de châtier la langue: «Bonjour futur élève de 3e secondaire, je t’écris aujourd’hui ce message pour t’annoncer que le Pluriportail est maintenant passé à l’année scolaire 2017-2018 et qu’il est accessible à tous les élèves. Ainsi, tu peux déjà y voir ton groupe, ton horaire et le nom de tes enseignants…»
Ces enfants-là n’ont pas 3 ans, ils ont 15 ans! Dans quel manuel d’éducation a-t-on décidé que les enfants n’étaient pas capables de faire la différence entre un groupe auquel ils appartiennent et eux-mêmes? Sans doute avons-nous décidé qu’ils n’étaient pas assez futés pour comprendre cette nuance. Et encore, «yo!», on s’adresse à des jeunes. Si seulement cette maladie langagière infectieuse se contentait d’affecter, comme les poux, les institutions d’enseignement, mais non!
Ce matin, dans le journal La Presse, une publicité de VIA Rail. Ce sont de grandes personnes qui prennent le train. «Pourquoi tu prends pas le train?» Voilà le slogan de VIA Rail. La Banque TD vante un concours: «On t’amène à l’opéra!»
Quoi? Moi, personnellement? Tu me parles à moi, VIA Rail? Tu me parles à moi, Banque TD? Tu sais quoi, toi, grande institution multimillionnaire? Je trouve ça assez infantilisant que tu penses que je suis assez nouille pour me sentir personnellement interpellée par cette familiarité factice. Quelle agence de publicité t’a convaincu que le citoyen moyen était trop con pour comprendre que si le message n’est pas à «tu» et à «toi», il ne se sentira pas concerné?
Et je crois, d’ailleurs, que c’est ce mot, infantilisant, qui explique pourquoi cet usage grammaticalement incorrect du «tu» m’écorche autant l’âme. Déjà, notre tendance à infantiliser les… enfants me semble être un wagon qui se dirige lentement sur une pente douce et vertigineuse de l’acceptation d’une certaine médiocrité intellectuelle: il ne faut pas que ce soit trop difficile. Il ne faudrait surtout pas que l’enfant éprouve le besoin de réfléchir.
Mais cette tendance des grandes entreprises et des institutions à infantiliser des étudiants à l’université, des «travailleurs» qui utilisent les transports collectifs ou des «madames» dans un centre sportif me donne l’impression que le train est entré en gare. Faisons fi des règles de grammaire élémentaires et roulons-nous dans la boue de la joie collective où tout le monde est ton ami et te parle à… toi!
Et si je téléphonais à Justin pour lui parler de mon rêve? T’en penses quoi, toi? Oui, toi, mon lecteur!