Ça commence dans le vestiaire. Comme une grosse bouffée de tendresse monte en moi en les regardant à la dérobée, sans faire exprès. Des corps nus de femmes, le plus souvent opulents, vieillis, ronds. Des seins qui tombent, des fesses larges et proéminentes. Je ne les connais pas, mais je ne sais pas pourquoi, mais elles m’émeuvent et je les trouve belles.
Elles ont bravé le froid pour venir ici. Je devine que certaines ont fait souper les enfants à la course. J’imagine qu’elles ont sans doute eu une grosse journée au bureau. Pourtant, elles sont ici. Elles mettent leur maillot de bain, gentiment, bravement, pour aller se brasser le popotin dans la piscine et une fois dans l’eau, elles observent avec application les consignes de la monitrice de Zumba. Elles sourient en chœur, investies dans leurs efforts pour suivre. Elles lèvent la jambe, l’autre jambe, lèvent un bras et puis l’autre au rythme prescrit. Moi, je suis toujours un peu en retard sur le rythme du groupe. Ce décalage ne date pas d’hier. Quand ma voisine dans la piscine me dit discrètement «Non, non c’est la droite d’abord», ça me rappelle le couvent qui a abrité mes études secondaires et mon adolescence où mes collègues de classe, des filles-bien-à-leurs-affaires, me ramenaient fréquemment sur la terre parce que j’étais très souvent dans la lune sans qu’aucun enseignant s’en mêle. De leur propre initiative. Ramenons la brebis égarée dans le troupeau. Les filles, à tout âge, ont ce syndrome de première de classe qui les pousse à «se prendre en main», à «prendre soin d’elles», à écouter la consigne, à vouloir faire plaisir, à se conformer à ce qu’elles pensent que l’on attend d’elles et à prendre par la main celles qui ne le font pas d’instinct.
En dansant dans l’eau, je regarde ces mères de famille, ces travailleuses, mes sœurs de candeur et de bonne volonté, et alors un monologue intérieur se déclenche. Comme moi, pensent-elles: «Je suis là, dans cette piscine, donc je suis perfectible»? «Je suis là, donc je vais perdre du poids, me faire des lunchs, payer mes factures à temps, envoyer de jolis mots de remerciements quand on m’invite à dîner»?
Comme moi pensent-elles: «Je suis là, donc je suis une bonne élève, je prends soin de mon corps, de mon esprit»? Se donnent-elles des points dans leur bulletin? Ont-elles la belle naïveté de croire que l’on peut changer? Nous l’avons tous ce petit désir lancinant qui se manifeste au quotidien et qui s’impose en grand format une fois par année.
Lors de combien de 31 décembre ai-je fixé le ciel intensément, un peu enivrée, en me souhaitant en silence une réformation de mon être? Faire tout comme il faut. Changer. Cuisiner le dimanche, des plats avec beaucoup de légumes. Peut-être même des légumes biologiques que je me ferais livrer par un agriculteur sympathique. Je me dis chaque année: il faut que je me mette au compost, que je repasse mes chemises, que je fasse du bénévolat. Ah! Et puis: je ne mangerai plus de frites. Non. Non. Non. Je ferai plus de sport. Je refuserai les invitations quand je n’aurai pas envie de sortir. Aimer mieux. Rêver mieux. Travailler moins. La liste est longue et lourde de toutes les choses qu’une fille peut inventer quand vient le temps de prendre des résolutions. Il y a les choses importantes: se dire que l’on va quitter le couple malheureux ou, au contraire, qu’on va trouver le prince charmant cette année, qu’on va se réaliser professionnellement, faire de grandes choses, on est capable. Puis, il y a toutes ces petites futilités de bonnes élèves dont le cahier sera plus propre, plus joli, mieux écrit. Toutes ces petites résolutions presque enfantines.
Comme je voudrais être une bonne fille! Une fille parfaite et que rien ne dépasse. Que mes cheveux soient bien coiffés, que mes jambes soient bien épilées. Quand je vais être une bonne fille, pas d’alcool, pas de tabac, je vais écouter la plupart des humoristes et faire à semblant que c’est intéressant. Quand je vais être une bonne fille, je vais faire du jogging comme tous les journalistes qui se respectent. Je vais arrêter de corriger à haute voix les gens qui font des fautes de français. Je ne vais le faire que dans ma tête. Quand je vais être une bonne fille, je vais aussi arrêter de voir ma génération X comme une génération sacrifiée coincée entre les baby-boomers et les milléniaux. Je n’en parlerai plus quand je serai une bonne fille. Je serai positive. Je serai en paix. Je n’aurai plus ce genre de réflexe étrange, lorsque je vois des baby-boomers avec des bonnes jobs, bien stables, de me dire: bon Dieu qu’ils l’ont eu plus facile que nous! Il faut que j’arrête de faire ce genre d’observations jalouses. De toute façon, je me sens souvent plus près des baby-boomers que des milléniaux. Comme nous avons vécu dans l’ombre de leur nostalgie et que nous n’avons envoyé aucun grand rêve ni grand personnage dans le firmament de notre histoire, ni même de notre société, c’est leur culture à eux, leurs histoires et leurs références politiques et culturelles que nous avons épousées.
Quand je vais être une bonne fille, je vais essayer de m’intéresser aux débats qui semblent animer les milléniaux et faire à semblant que c’est intéressant. Je vais me forcer pour être une bonne élève. Je vais parler «non-binarité» avec application et vais même essayer de comprendre comment fonctionnent des applications inutiles que je vais installer sur mon téléphone et m’émerveiller de leur ingéniosité.
Bon là-dessus, bonne année. Il faut que je vous laisse, je dois aller au gym et me remettre en forme.
J’aime bien ce texte! Je suis une baby-boomer; je fais de l’exercice régulièrement depuis 5 ans; j’aime le style quotidien, ordinaire, sans glamour. La vraie vie, quoi! Pas des grands éclats de rire des vedettes de la télé catégorie A toujours invitées partout, dans les quizs, les ci et les ça. Ah, que c’est dont beau la vie d’artisse!
J’aime bien ce texte; simple, réaliste, un peu terne par bouts, comme la vraie vie! Franc, authentique, transparent!
Très beau texte. Touchant.