Sale temps pour sortir

Deviens-tu c’que t’as voulu?

Deviens-tu c’que t’as voulu? T’as-tu fait ce qu’t’aurais pu? T’as-tu fait c’que t’avais pu? As-tu fait ce qui aurait fallu? Dans la cuisine, je prends un café en écoutant un vieil album de Daniel Boucher et cette toune en particulier, à répétition, songeuse. Deviens-tu c’que t’as voulu?

Cet après-midi, j’ai pris une longue marche au hasard des rues. Besoin de prendre de l’air, de fermer le cellulaire, la télé, la radio, de mettre une sourdine sur le bruit incessant que fait la vie qui passe et de flâner sans but précis dans l’hiver gris et mélancolique. Je me suis retrouvée presque par hasard sur le terrain du couvent où j’ai fait mes études secondaires. L’alma mater est sans doute le lieu de refuge que cherchait mon inconscient. Derrière le bâtiment de pierres grises que les religieuses, qui ont fait mon éducation, ont fait construire au début du 20e siècle, j’ai regardé la fenêtre du 5e étage, celle par laquelle je regardais le mont Royal en rêvant de mon existence future, à 17 ans. Je me suis demandé en fixant cette fenêtre aux volets de bois si cette jeune fille distraite, turbulente, et trop curieuse au goût de bien des enseignants serait heureuse de voir ce qu’elle était devenue.

Je crois bien que oui. Quand même. Surtout que mes rêves étaient un peu flous à l’époque. J’aimais déjà lire, écrire, communiquer. J’étais rédactrice en chef du journal étudiant, je remettais tout le monde et toutes les décisions de la direction de l’école en question. Bref, j’avais pas mal d’indices sur mes intérêts, sur ce que pourrait être ma profession, mais pas d’idées hyper précises. Je suis toujours fascinée par les gens qui me disent qu’ils savaient, tout petits, ce qu’ils voulaient devenir.

— Pourquoi t’es devenu comédien, Nicolas?

Nicolas, que sa profession gruge d’angoisse et d’insécurité et qui songe depuis qu’il est sorti du conservatoire, il y a 15 ans, à faire autre chose tellement ce choix de carrière le mine, ne sait répondre à cette question.

— Du plus loin que je me souvienne, j’ai voulu être comédien.

— Oui, mais pourquoi?

— Parce que c’est ce que je voulais faire quand j’étais petit.

— Oui, j’ai compris. Mais pourquoi?

— Coudonc, es-tu en train de conduire une entrevue ma chère?

Oui. On devient journaliste parce que l’on veut tout le temps comprendre, et il y a un truc qui me chicote avec les comédiens: ils sont à la télé, à la radio à propos de tout et de rien. On leur fait faire des recettes, on leur demande de nous raconter leur vie, leurs expériences, on fait de longues entrevues, de courtes entrevues, on les invite à des jeux-questionnaires. Bref, après les déboires du CH, les excès de notre météo capricieuse, la vie et l’œuvre de quelques visages connus occupent un espace médiatique qui me fascine par sa démesure étalée comme une confiture toute sucrée et jolie.

— Parlez-moi de votre rôle dans telle ou telle télésérie, de votre rapport à tel personnage, à tel metteur en scène. Préférez-vous le théâtre ou la télévision, le cinéma?

Toutes ces questions clichées rabâchées mille fois et qui font, sans doute, que beaucoup de petites filles ou de petits garçons se disent: moi, je serai cette personne à qui on posera ces questions.

Pourquoi voulais-tu devenir comédien, Nicolas?

— Ahhhh… tu m’énerves, ostie de journaliste. J’ai honte de le dire. Je voulais la gloire, les applaudissements, tout cela. Et, j’aime jouer. J’aime les regards braqués sur moi dans le noir quand je suis dans la lumière. J’aime sortir de moi-même, vivre des émotions que je ne vivrais pas dans la réalité.

— Et donc, tu n’es pas vraiment devenu ce que tu as voulu? Tu fais du théâtre underground, de la mise en scène, des voix pour des publicités. Pourquoi tu fais pas autre chose? Tu ne peux qu’être déçu?

Parce que voilà, ce qu’aucune entrevue dans l’immense espace consacré aux comédiens ne dit, c’est que la plupart de ceux que je croise depuis des années ne sont pas devenus ce qu’ils ont voulu. Au mieux, ils sont devenus ce qu’ils ont pu. Et ils sont le plus souvent déçus. Même ceux que vous connaissez, que vous voyez dans les téléromans et dans les magazines et dont vous idéalisez les vies ont eu des passages à vide. Pu de contrats. Pu de lumière. Dans le noir et «dans le rouge».

Il y a ceux qui ont connu une certaine gloire et qui ont eu des contrats payants pendant de longues années qui se retrouvent devant le vertige du «plus rien». Je pense à une actrice que je croise parfois dans mon quartier. Elle a été la vedette d’un téléroman super populaire. Invitée dans les quiz, à la radio, à la télé, pour parler de son rapport au théâtre, à son personnage, à sa recette de bouilli aux légumes. Aujourd’hui, elle est massothérapeute et c’est pas facile parce que même si elle, elle a fait son deuil de son rêve de petite fille, tout le monde l’identifie encore à ce moment où elle est sortie du lot du monde ordinaire pour devenir une veudette.

Dans ma classe, en secondaire 5, nous devions faire un exposé oral sur ce que nous voulions devenir. Il fallait choisir un métier. Une fille dans ma classe voulait marier un homme puissant et riche. Elle a réussi au-delà de toute attente. Je ne vous dirai pas c’est qui, mais je souris chaque fois que je la vois à la télévision. Mais, bon, elle a eu zéro dans l’exercice. Madame M., qui était notre enseignante de «Choix de carrière», lui a dit que ce n’était pas un métier, être la femme de quelqu’un.

Les premières de classe voulaient devenir médecins, elles le sont toutes aujourd’hui. Celle qui était bonne en mathématiques est devenue ma comptable, ma dentiste était aussi dans ma classe. Je ne me souviens plus de ce qu’elle voulait devenir, elle.

Moi, j’avais choisi le métier de poète. Madame M. a écouté mon exposé dans un état de perplexité qui me faisait très plaisir et m’a demandé si je croyais vraiment qu’être poète était un métier. Je me souviens de lui avoir dit que ce métier-là était un service essentiel. Je n’ai jamais voulu être poète, mais je voulais provoquer celle qui donnait ce cours voué à notre future utilité économique. J’ai eu une bonne note.

Celle qui voulait être comédienne s’est suicidée après avoir été serveuse dans un café pendant les 10 ans qui ont suivi sa sortie de l’école de théâtre où on lui avait, pourtant, promis un avenir radieux et à la hauteur de son talent.

Certains rêves d’enfants sont plus lourds à porter que d’autres.